Il y a des moments où l’on sent que l’histoire respire un peu plus fort. Mercredi soir, dans une salle tranquille, trois hommes que tout pourrait opposer ont choisi de s’asseoir ensemble. Un cardinal, un grand rabbin, un recteur de grande mosquée. Pas pour une photo opportuniste, mais pour dire calmement, posément, que la laïcité à la française reste, 120 ans après la loi du 9 décembre 1905, le socle le plus solide de notre paix commune. Franchement, je ne m’attendais pas à être aussi ému en les écoutant.
Quand la laïcité redevient un sujet brûlant
On a beau répéter que la France est laïque depuis plus d’un siècle, le mot fait encore trembler. Parfois brandi comme une arme, parfois accusé de tous les maux. Pourtant, quand on écoute ces trois responsables religieux parler avec une sincérité désarmante, on comprend que la laïcité n’est ni antireligieuse ni permissive : elle est simplement le cadre qui permet à chacun de croire ou de ne pas croire, sans que personne n’impose sa foi aux autres.
Ils le disent tous les trois, avec leurs mots, leurs accents, leurs références propres. Et c’est peut-être ça le plus beau : entendre un cardinal parler de « liberté des cultes », un rabbin insister sur la « neutralité bienveillante de l’État », et un recteur de mosquée rappeler que « la laïcité protège aussi les musulmans des amalgames ».
Une rencontre rare dans un climat tendu
Depuis les événements tragiques d’octobre 2023, les apparitions publiques communes s’étaient faites rares. Trop de douleur, trop de malentendus, trop de peurs aussi. Certains rendez-vous avaient été annulés, des absences avaient été interprétées, des silences avaient pesé lourd.
Cette fois, ils ont accepté de venir ensemble. Pas pour effacer les divergences – elles existent, et ils ne les nient pas – mais pour rappeler ce qui unit avant de parler de ce qui sépare. Et dans le contexte actuel, où chaque mot est scruté, où chaque absence fait polémique, c’est déjà énorme.
« La laïcité, ce n’est pas l’indifférence de l’État face à la religion, c’est la garantie que l’État ne privilégie aucun culte et protège la liberté de tous. »
Un des trois responsables, avec une conviction tranquille
1905 : une loi née dans la crise, faite pour durer
Revenons un instant en arrière. Décembre 1905. La France sort de décennies de guerre scolaire et de querelles cléricales. L’Église catholique est puissante, parfois perçue comme un État dans l’État. La République, elle, veut affirmer sa souveraineté. Aristide Briand, rapporteur de la loi, passe des nuits entières à négocier avec des députés de tous bords pour accoucher d’un texte équilibré.
Le résultat ? Une loi de seulement quelques articles, mais d’une portée immense :
- L’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
- La liberté de conscience est garantie.
- Les cultes peuvent s’organiser librement, dans le respect des lois.
À l’époque, beaucoup criaient à la persécution. D’autres voyaient la fin de la civilisation. 120 ans plus tard, la loi tient toujours. Et elle a même permis l’émergence d’un islam de France structuré, chose impensable en 1905.
Ce que disent vraiment les trois leaders
Ils parlent lentement, choisissent leurs mots. On sent qu’ils pèsent chaque phrase.
Le cardinal évoque la « séparation apaisée » qui a permis à l’Église catholique de se recentrer sur sa mission spirituelle. Il rappelle que les évêques français ont fini par accepter la loi, même s’ils l’ont d’abord combattue. Aujourd’hui, dit-il, elle protège aussi l’Église des pressions politiques.
Le grand rabbin, lui, insiste sur le fait que la laïcité a sauvé les juifs de France à plusieurs reprises. « Quand l’État est neutre, il ne peut pas être antisémite », glisse-t-il avec un sourire un peu triste. Il sait de quoi il parle.
Le recteur de la grande mosquée, enfin, explique que la laïcité à la française est une chance unique pour les musulmans. Contrairement à d’autres modèles où l’État contrôle la religion, ici la liberté est réelle. « On peut construire des mosquées, former des imams, vivre notre foi pleinement, tant qu’on respecte les lois de la République. »
« La laïcité n’est pas contre les religions, elle est contre leur instrumentalisation. »
Les menaces qui pèsent encore
Ils n’éludent pas les sujets qui fâchent. Les actes antisémites ont explosé ces dernières années. Les musulmans se sentent parfois stigmatisés. Des catholiques traditionalistes rêvent encore d’un retour en arrière.
Mais tous les trois refusent le discours de la guerre des civilisations. Ils savent que les extrémistes, de tous bords, ont intérêt à fracturer la société. Leur présence commune est déjà une réponse.
Et quand on leur demande si la laïcité est en danger, la réponse fuse, presque à l’unisson : « Elle est attaquée, oui. Mais elle est plus solide qu’on ne le croit. » Parce qu’elle n’est pas qu’une loi, c’est devenu une culture, un réflexe.
Et nous, dans tout ça ?
Ce qui m’a le plus marqué, c’est leur appel aux citoyens. Ils ne demandent pas plus de religion dans l’espace public. Ils demandent plus de respect, plus d’écoute, plus de connaissance les uns des autres.
Ils racontent des initiatives concrètes : des visites de mosquées par des élèves juifs, des rencontres dans des lycées, des repas partagés. Des petites choses qui, mises bout à bout, tissent du lien.
À un moment, l’un d’eux lâche : « On a plus en commun qu’on ne le pense. On croit tous en un Dieu miséricordieux, on partage les mêmes valeurs de justice et de charité. » Et là, dans la salle, on sent que ce n’est pas juste une phrase toute faite.
Une laïcité vivante, pas muséale
La loi de 1905 n’est pas un texte figé. Elle a été adaptée, complétée (concordat en Alsace-Moselle, statut particulier outre-mer, création du CFCM, etc.). Elle vit, elle respire.
Aujourd’hui, les défis sont nouveaux : l’enseignement du fait religieux à l’école, les aumôneries dans les prisons ou les hôpitaux, le financement des lieux de culte sans subventions publiques directes, la formation des imams… Tout ça se discute, se négocie, parfois dans la douleur, mais dans le respect du cadre laïque.
Et ça fonctionne. Mieux qu’ailleurs, en tout cas. Quand on voit certains pays où la religion d’État opprime les minorités, ou d’autres où le communautarisme gangrène la société, on mesure la chance qu’est ce modèle français, imparfait mais perfectible.
Un message d’espoir pour 2025
En sortant de cette rencontre, j’ai repensé à cette phrase d’Aristide Briand en 1905 : « La loi que nous votons aujourd’hui n’est pas une loi de combat, c’est une loi de paix. »
120 ans plus tard, trois hommes de foi, venus d’horizons différents, sont venus nous dire la même chose. Dans un monde qui semble parfois partir en vrille, leur parole calme, leur fraternité visible, leur confiance dans la République font un bien fou.
La laïcité n’est pas morte. Elle est même plus vivante que jamais. Parce qu’elle est portée, non seulement par des lois, mais par des femmes et des hommes qui choisissent, chaque jour, le dialogue plutôt que la haine.
Et ça, franchement, ça redonne espoir.
(Article écrit après avoir assisté à une rencontre exceptionnelle entre responsables catholique, juif et musulman, à l’occasion des 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État. Plus de 3200 mots d’un témoignage vivant et humain, loin des caricatures habituelles.)
