Imaginez un peu la scène. Décembre 1955, il caille sec dans les Yvelines, le sol est une patinoire de boue et un gars sort du peloton comme une fusée. Dossard 14, maillot de l’usine automobile locale, il laisse sur place les meilleurs Français de l’époque. Ce gars, c’est Hamoud Ameur. Et ce jour-là naît une légende : le Cross des Mureaux.
Dimanche prochain, cette même épreuve fête ses 70 ans. Près de dix mille coureurs sont attendus dans le parc de Bècheville. Et, si sa santé le permet, le tout premier vainqueur sera dans les travées, à 93 ans, pour applaudir ceux qui courent désormais sur ses traces.
Une course née dans l’ombre des cheminées d’usine
On est en pleine Trente Glorieuses. L’usine automobile de Flins tourne à plein régime, les ouvriers arrivent par cars entiers. Et comme souvent à l’époque, le sport d’entreprise est roi. Le patronat sait que des salariés en forme sont des salariés productifs. Alors on crée des sections athlé, on organise des compétitions internes… et parfois, ça dépasse largement les grilles de l’usine.
Le Cross des Mureaux, à la base, c’est ça : un événement maison qui devient vite international. Dès la première édition, on invite des pointures belges, anglaises, marocaines. Et surtout, on a la chance incroyable d’avoir dans les rangs un phénomène : Hamoud Ameur.
« À l’époque, on courait pour l’usine, mais aussi pour la fierté. Quand tu gagnais, tout le monde en parlait à la chaîne le lundi matin. »
– Un ancien ouvrier-coureur, souvenirs des années 60
Hamoud Ameur, l’ouvrier qui faisait trembler l’élite
Il est arrivé d’Algérie au début des années 50. Métier : fraiseur. Passion : courir. Très vite, le bonhomme se fait remarquer. Il gagne le cross de l’usine, puis celui de la région, puis… le Cross des Mureaux en 1955. Et pas qu’une fois. Il remettra ça en 1964 et 1967. Trois victoires sous trois drapeaux différents : algérien d’abord, puis français après l’indépendance.
Ce qui frappe, c’est qu’il battait régulièrement les membres de l’équipe de France. Des gars qui préparaient les JO, les championnats d’Europe… et qui se faisaient déposer par un ouvrier qui s’entraînait le midi entre deux pauses sandwich.
J’ai toujours trouvé ça dingue, cette époque où le meilleur coureur français n’était pas forcément un athlète pro, mais un mec qui sortait de l’atelier avec encore l’odeur d’huile de coupe sur les mains.
Le parc de Bècheville, théâtre de toutes les gloires
Le parcours n’a presque pas bougé en sept décennies. Toujours ces grandes lignes droites dans l’herbe, ces virages serrés autour des arbres centenaires, cette fameuse côte qui fait mal aux jambes dès le premier tour. Les anciens disent que c’est l’un des plus durs de France en hiver. Et ils ont raison.
- La boue légendaire quand il pleut (c’est-à-dire souvent)
- Le vent de face sur la grande allée
- Le faux-plat traître qui n’en finit pas
- Et cette arrivée devant le château qui te donne des ailes… ou qui t’achève
Mais c’est justement ce cocktail qui a forgé la réputation du cross. Ici, pas de chichi, pas de tapis rouge. Juste du vrai, du dur, du beau.
Des noms qui font encore rêver les passionnés
Si vous êtes un minimum branché course à pied, certains vainqueurs vous parlent forcément :
- Alain Mimoun en personne est venu se frotter au parcours
- Le Portugais José Régalo, vainqueur en 1986, devrait être présent dimanche
- Des Kényans, des Éthiopiens, des Marocains ont inscrit leur nom au palmarès quand le cross était encore labellisé international
- Même des championnes comme Annette Sergent ou Maria Lobo ont brillé sur la version féminine
Et puis il y a eu cette période un peu folle où le cross accueillait les meilleurs juniors français. Beaucoup y ont fait leurs armes avant de devenir champions d’Europe ou du monde.
2025 : 10 000 coureurs et une ambiance toujours aussi populaire
Aujourd’hui, le Cross des Mureaux n’est plus forcément le plus huppé de France. Mais il reste l’un des plus fréquentés. Dix mille dossards, ça ne court pas les rues en Île-de-France un dimanche de novembre.
Il y a de tout :
- Les gamins des écoles d’athlé qui découvrent la compétition
- Les familles qui viennent pour le fun sur les courses courtes
- Les traileurs qui s’entraînent pour l’hiver
- Et quelques pointes régionales qui se bagarrent encore pour la victoire scratch
L’esprit est resté le même : accessible, chaleureux, un peu roots. On vient avec ses baskets crottées, on repart avec le sourire et souvent une bonne histoire à raconter.
Pourquoi cette course mérite qu’on s’y intéresse encore
Franchement, dans un monde où le running est parfois devenu ultra-marketé, avec des courses à 150 € le dossard et des médailles en or massif, le Cross des Mureaux fait figure de résistance douce.
Ici, on court encore pour le plaisir. Pour l’histoire. Pour croiser peut-être un monsieur de 93 ans qui te racontera, les yeux brillants, comment il a battu les meilleurs de France avec des pointes rafistolées et l’envie chevillée au corps.
Et ça, ça n’a pas de prix.
Alors si vous êtes dans le coin ce dimanche, ou même si vous ne l’êtes pas… faites le déplacement. Mettez vos vieilles baskets, prenez le RER, et venez goûter à sept décennies d’histoire du running français. Vous ne le regretterez pas.
Parce que des courses comme celle-ci, il n’en reste plus beaucoup. Et quand elles disparaissent, c’est un peu de notre mémoire sportive qui s’envole avec elles.
À dimanche, sur la ligne de départ… ou dans les encouragements. On fêtera ça comme il se doit : en courant, en transpirant, en se marrant. Exactement comme Hamoud Ameur il y a soixante-dix ans.
