Vous souvenez-vous de l’annonce tonitruante, fin 2023 ? Les « groupes de besoins » allaient révolutionner le collège, remettre tout le monde à niveau, surtout en français et en mathématiques. On nous promettait la fin du grand écart entre les élèves, une réponse enfin adaptée à chacun. Presque deux ans plus tard, la réalité sur le terrain est… disons-le franchement : bien plus chaotique qu’on ne l’imaginait.
J’ai voulu comprendre pourquoi cette mesure, présentée comme le fleuron du « choc des savoirs », semble déjà essoufflée avant même d’avoir vraiment décollé.
Une réforme qui ne passe pas la porte des collèges
Le chiffre a de quoi faire tousser : à peine un collège sur cinq applique réellement la constitution de groupes de niveaux en 6e et 5e. C’est le constat brutal dressé par les syndicats d’enseignants après avoir interrogé plus de 1 400 établissements – soit près d’un quart des collèges français. Et attention, la tendance n’est pas à l’amélioration : on observe même un recul de sept points par rapport à l’an dernier.
Autrement dit ? De plus en plus de principaux et d’équipes pédagogiques trouvent la parade pour… ne pas appliquer la règle à la lettre. Classes entières conservées, groupes très relatifs, ou dispositifs alternatifs : la créativité est au rendez-vous quand il s’agit de contourner une mesure jugée inapplicable.
Pourquoi un tel désaveu ?
Pour le comprendre, il faut plonger dans le quotidien des collèges. Et là, ça devient vite vertigineux.
Imaginons une classe de 5e classique : 28 élèves, niveaux hétérogènes (c’est le principe même du collège unique). La réforme exige de constituer, pour le français et les maths, trois groupes distincts selon les « besoins » : un groupe d’élèves en grande difficulté, un groupe intermédiaire, un groupe de bons voire très bons élèves.
Sur le papier, pourquoi pas. En pratique ? C’est l’enfer des emplois du temps.
« Trois classes qui doivent avoir cours en même temps, donc trois profs disponibles simultanément… Avec les services partagés et les enseignants qui font parfois trois établissements, c’est tout simplement mission impossible la plupart du temps. »
Un principal de l’Yonne, épuisé par les acrobaties horaires
Et quand, par miracle, on arrive à caler les créneaux ? Il faut souvent sacrifier autre chose. Des groupes qui existaient déjà en technologie, en sciences, en langues disparaissent pour libérer des heures. Résultat : on soigne (peut-être) le français et les maths… au détriment du reste.
Le stress des élèves au cœur du problème
Mais le plus inquiétant n’est peut-être pas là.
Les enseignants le disent sans détour : voir son nom affiché sur la liste du « groupe faible », même sous le vocable policé de « groupe de besoins renforcés », c’est une étiquette qui colle à la peau. À 11-13 ans, c’est violent.
- Des élèves qui pleurent en découvrant leur affectation
- D’autres qui fanfaronnent d’être dans le « groupe des bons »
- Des parents qui montent au créneau ou, au contraire, qui baissent les bras
Et puis il y a cette question qui revient sans cesse dans les salles des profs : est-ce qu’on aide vraiment les élèves en difficulté en les regroupant entre eux ? Les recherches internationales sont plutôt mitigées, quand elles ne sont pas franchement critiques. Le rapport de l’inspection générale publié au printemps dernier n’a d’ailleurs pas mâché ses mots : les effets sont nuls, voire négatifs pour les plus fragiles.
Un « tri social » déguisé ?
C’est l’argument massue des opposants : derrière l’objectif affiché de réduction des inégalités, la réforme produirait l’effet inverse.
Dans les collèges de centre-ville favorisés, on arrive parfois à constituer des groupes relativement homogènes. Dans les établissements plus difficiles ? Le « groupe renforcé » devient vite un concentré des élèves les plus en galère – souvent les mêmes qui cumulent déjà les difficultés sociales. On recreuse le fossé au lieu de le combler.
« On avait promis la fin du déterminisme social. On risque surtout d’institutionnaliser un tri précoce qui ressemble furieusement à ce qu’on faisait… il y a cinquante ans. »
Un professeur de lettres dans les Landes
Et maintenant ? Vers un abandon silencieux ou officiel ?
Les syndicats, eux, ne veulent plus attendre. Ils demandent l’abandon pur et simple des groupes de niveaux dès la rentrée 2026, voire avant. Et ils ne sont pas seuls : des chefs d’établissement, pourtant pas réputés pour leur radicalité, commencent à dire tout haut ce qu’ils pensaient tout bas.
Le ministère, lui, reste sur la ligne officielle : la mesure est maintenue, mais « adaptée » localement. Traduction : on ferme les yeux sur ceux qui ne l’appliquent pas vraiment, tant que les statistiques globales ne font pas trop peur.
Franchement ? Ça ressemble furieusement à un enterrement de première classe en douceur.
Ce que j’en pense, personnellement
Après avoir discuté avec des dizaines d’enseignants ces derniers mois, je suis frappé par une chose : personne – ou presque – ne conteste l’idée qu’il faut aider différemment les élèves selon leurs besoins. Le débat n’est pas là.
Non, ce qui pose problème, c’est la méthode : imposer un modèle unique, rigide, à 7 000 collèges aux réalités totalement différentes, sans moyens supplémentaires notables, et en faisant comme si l’organisation actuelle pouvait absorber le choc sans broncher.
C’est un peu comme si on décidait subitement que tous les restaurants de France devaient servir le même menu trois étoiles… avec le même budget qu’une cantine scolaire.
On peut toujours rêver.
Mais sur le terrain, les acteurs de l’éducation ne rêvent plus : ils bricolent, ils contournent, ils résistent. Et quand une réforme doit être appliquée à 19 % pour être considérée comme « réussie », on est en droit de se demander si le problème n’est pas, tout simplement, la réforme elle-même.
À suivre, évidemment. Parce que l’école, c’est l’affaire de tous. Et que, quelque part, nos enfants méritent mieux que des effets d’annonce qui s’essoufflent avant même la fin du premier acte.
