Imaginez-vous au bord d’un champ de tournesols fauchés, un matin d’automne où l’air sent encore la terre humide. Et puis, d’un seul coup, cette odeur lourde, presque suffocante, du bitume chaud qui vous prend à la gorge. C’est exactement ce qui se passe en ce moment entre Toulouse et Castres. Les énormes centrales d’enrobage, ces usines à goudron qui fabriquent l’asphalte des autoroutes, sont déjà là. Elles tournent, elles crachent, elles imposent leur présence massive dans le paysage. Et franchement, ça ne laisse personne indifférent.
On en parle depuis des années, de cette A69. Un projet censé désengorger la nationale, rapprocher Castres de Toulouse en une grosse demi-heure au lieu d’une heure et demie de bouchons infernaux. Mais aujourd’hui, on n’est plus dans les plans sur la table : on est dans le concret. Dans le bruit des pelleteuses, dans les montagnes de gravier, dans les premiers kilomètres de bitume tout neuf qui brillent sous le soleil occitan.
Le chantier roule à plein régime, quoi qu’on en dise
Il y a quelques semaines encore, certains espéraient un arrêt définitif. Des recours, des manifestations, des arbres occupés, des zadistes, des concerts de soutien… Tout y est passé. Et puis la justice a tranché : les travaux peuvent continuer. Depuis, c’est presque impressionnant de voir à quelle vitesse ça avance. On parle déjà des deux tiers du tracé réalisés. Et maintenant, les pièces maîtresses arrivent : les centrales d’enrobage.
Il y en a deux. L’une à Puylaurens, dans le Tarn, pas loin de Castres. L’autre à Villeneuve-lès-Lavaur, juste à la frontière avec la Haute-Garonne. La première est déjà en phase de test. Bientôt, elle produira des milliers de tonnes d’enrobé par jour. L’autre suivra dans les semaines qui viennent. Autant dire que le point de non-retour est largement dépassé.
La stratégie du « trop tard »
Pour les opposants, c’est clair : on leur force la main. À chaque fois qu’un recours est examiné, un nouvel élément apparaît sur le terrain. D’abord les défrichements, puis les terrassements, maintenant les usines à goudron. Une technique bien rodée qu’on appelle le fait accompli. Et ça marche, malheureusement. Parce qu’une fois que des millions sont investis et que des engins de plusieurs tonnes sont en place, arrêter tout devient politiquement et financièrement très compliqué.
Mi-décembre, la cour administrative d’appel de Toulouse doit se prononcer sur la légalité des autorisations environnementales. Mais entre nous, tout le monde sait que le dossier est déjà très mal engagé pour les opposants. Installer des centrales temporaires juste avant une audience décisive, c’est un signal fort. Un signal qui dit : « On y va, quoi qu’il arrive. »
L’inquiétude des riverains : on respire quoi, exactement ?
Passons aux choses sérieuses. Quand on parle de centrale d’enrobage, on ne parle pas d’une petite usine qui sent le caramel. On parle de bitume chauffé à plus de 160 °C, de fumées chargées en composés organiques volatils, en hydrocarbures aromatiques polycycliques (les fameux HAP), en benzène, en métaux lourds. Des trucs que personne n’a envie de respirer tous les jours en ouvrant ses fenêtres.
« J’ai peur pour la santé de mes enfants. On sait que ces substances sont cancérigènes. Même si les normes sont respectées, qui nous dit qu’on aura les vrais chiffres ? »
– Un habitant vivant à moins de 800 mètres d’une future centrale
Et le pire, c’est qu’il n’existe quasiment pas d’études longues sur l’exposition chronique à ces émissions quand les centrales tournent pendant des mois à côté des maisons. On a bien quelques rapports sur les ouvriers exposés directement, mais pour les riverains ? Presque rien. C’est un peu le flou artistique qui arrange tout le monde… sauf ceux qui habitent là.
Du côté des villages, l’indifférence… ou la résignation ?
Allez faire un tour à Puylaurens un samedi matin. Vous verrez les anciens discuter sur la place, le café qui sent le croissant chaud, les tracteurs garés devant l’église. Et si vous parlez de la centrale ? La plupart hausseront les épaules.
« Écoute, du bitume, y en a eu pour la déviation il y a vingt ans. On n’est pas morts. Et puis ça fait du boulot pour les jeunes. Faut bien que ça avance. »
C’est ça, le grand écart. D’un côté, des militants déterminés qui bloquent, qui crient, qui occupent les arbres. De l’autre, une majorité silencieuse qui se dit que de toute façon, ça se fera. Et qu’au final, trente minutes de moins pour aller à Toulouse, c’est pas négligeable quand on bosse là-bas tous les jours.
Les promesses de surveillance : ça suffit vraiment ?
Le concessionnaire jure ses grands dieux que tout est sous contrôle. Un organisme indépendant a fait des mesures « état zéro » avant le démarrage. D’autres suivront pendant l’exploitation. La Dreal veille au grain. Des capteurs, des analyses, des rapports. Sur le papier, c’est nickel.
Mais dans les faits ? Les associations dénoncent déjà des conflits d’intérêts. Et puis, même si les normes sont respectées, qui décide du seuil acceptable pour le benzène ou les HAP ? Et surtout, qui paie si dans dix ans on découvre que les enfants du coin ont plus de maladies respiratoires ?
- Campagnes de mesure avant démarrage : faites
- Surveillance pendant l’exploitation : prévue
- Publication transparente des résultats : … à voir
- Responsabilité en cas de problème sanitaire futur : personne ne veut en parler
C’est peut-être ça le plus glaçant. On construit d’abord, on pose les questions après.
Et l’alternative, elle était où ?
On va se le dire franchement : personne n’aime les bouchons entre Castres et Toulouse. Les camions, les accidents, les nerfs à vif le vendredi soir… c’est une galère quotidienne pour des milliers de gens. Mais est-ce qu’une autoroute à péage était la seule solution ?
Les opposants parlent d’améliorer la nationale existante, de développer le train (la ligne Castres-Toulouse est une blague), de télétravail, de covoiturage organisé. Des solutions moins chères, moins destructrices pour les terres agricoles et les zones humides. Mais ces idées-là, elles n’ont jamais vraiment été étudiées sérieusement. Pourquoi ? Mystère.
Du coup, on se retrouve avec un projet à plus d’un demi-milliard d’euros, financé en grande partie par nos futurs péages, qui va artificialiser des centaines d’hectares pour… gagner vingt minutes. Vingt minutes. Vous vous rendez compte ?
Ce que ce chantier raconte de la France en 2025
Au fond, l’A69, c’est un miroir. Un miroir de nos contradictions. On signe des accords climat, on parle de sobriété, de transition écologique… et en même temps, on bétonne à tour de bras dès qu’il s’agit de désengorger une ville moyenne. On veut protéger la santé, mais on installe des usines polluantes à côté des maisons parce que « c’est temporaire ».
C’est aussi un miroir des fractures territoriales. D’un côté les grandes villes qui décident, de l’autre les campagnes qui subissent. Des élus locaux qui défendent « leurs » emplois et « leur » développement. Des habitants qui n’ont pas forcément envie de rester deux heures dans les bouchons mais qui n’ont pas non plus envie de respirer du benzène tous les matins.
Et puis il y a cette lassitude générale. Cette impression que, de toute façon, les grands projets se font toujours. Que les recours, les manifestations, les pétitions, ça ralentit un peu mais ça n’arrête jamais rien. Que le rouleau compresseur (littéralement) finit toujours par passer.
Alors oui, l’A69 se fera. Probablement. Les centrales tournent déjà. Le bitume coule. Dans deux ou trois ans, on roulera dessus à 130 km/h en se disant que c’était peut-être pas si mal. Ou peut-être qu’on regardera les champs rasés et qu’on se demandera si ça valait vraiment le coup.
En attendant, entre Puylaurens et Villeneuve-lès-Lavaur, l’odeur du progrès a un goût âcre. Et personne ne sait encore si c’est celle du bitume… ou celle de la défaite.
