Vous vous souvenez sans doute de ces images : un Premier ministre adulé par les campagnes, renversé par l’armée en 2006, qui s’exile pendant quinze ans avant de rentrer triomphalement… pour finir à l’hôpital puis en liberté conditionnelle. Thaksin Shinawatra, c’est un peu le feuilleton politique qui n’en finit plus en Thaïlande. Et voilà que, presque vingt ans après la fameuse vente de son empire télécom, le fisc lui présente l’addition : 17,6 milliards de bahts, soit environ 465 millions d’euros. Autant dire que même pour un milliardaire, ça fait mal.
Franchement, quand on suit l’actualité asiatique depuis quelques années, on pourrait presque croire à un scénario de série Netflix. Sauf que là, c’est bien réel, et la décision rendue ce lundi par la Cour suprême thaïlandaise risque une nouvelle fois de faire trembler tout le pays.
Une affaire qui date… mais qui ne passe toujours pas
Remontons un peu le temps. Nous sommes en 2006. Thaksin, au sommet de sa popularité, dirige la Thaïlande d’une main de fer dans un gant de velours populiste. Son parti rafle les élections, il distribue aides et crédits aux ruraux, et en parallèle, il bâtit un empire familial via Shin Corporation, le géant des télécoms et des médias du royaume.
Puis arrive cette opération qui va tout faire basculer : la vente de 49,6 % des parts de Shin Corp au fonds singapourien Temasek Holdings pour 1,9 milliard de dollars. L’opération est légale sur le papier, mais elle se fait via une holding offshore et surtout… sans qu’un seul baht d’impôt ne soit payé en Thaïlande. Pour l’élite de Bangkok et les « chemises jaunes » qui manifestent déjà dans les rues, c’est la goutte d’eau. On crie au conflit d’intérêts, à l’évasion fiscale, au mépris des Thaïlandais ordinaires.
Quelques mois plus tard, l’armée prend le pouvoir. Thaksin s’envole pour Londres, puis Dubaï. Commence alors une longue saga judiciaire à distance.
Pourquoi maintenant, presque vingt ans après ?
C’est la question que tout le monde se pose à Bangkok. Techniquement, la Cour suprême n’a fait qu’annuler une décision de cour d’appel qui avait donné raison à Thaksin en 2012. Le fisc thaïlandais n’a jamais lâché l’affaire et a continué de réclamer son dû, intérêts et pénalités compris. Avec les années, la note a gonflé, gonflé… jusqu’à atteindre ce montant astronomique.
Mais soyons honnêtes : le timing n’est évidemment pas anodin. Thaksin est rentré au pays en août 2023 après quinze ans d’exil. Il a été immédiatement incarcéré, puis très rapidement transféré dans un hôpital de luxe pour raisons médicales, avant d’obtenir une grâce partielle du roi. Aujourd’hui, il est libre (sous conditions) et continue d’exercer une influence considérable sur le parti Pheu Thai et sur sa fille Paetongtarn, actuelle Première ministre.
« Cette décision montre que personne n’est au-dessus des lois, même pas les anciens Premiers ministres. »
– Un commentaire entendu dans les couloirs de la Cour suprême, repris par plusieurs observateurs
Thaksin, une famille qui colle au pouvoir
Il faut bien comprendre une chose : en Thaïlande, la politique, c’est souvent une affaire de clans. Et le clan Shinawatra est sans doute le plus puissant depuis deux décennies.
- 2001-2006 : Thaksin Premier ministre
- 2011-2014 : sa sœur cadette Yingluck prend le relais
- 2024-aujourd’hui : sa fille Paetongtarn devient la plus jeune Première ministre de l’histoire du pays
Entre-temps, il y a eu deux coups d’État militaires, des manifestations monstres, des tribunaux qui dissolvent des partis entiers… mais à chaque fois, les Shinawatra reviennent. Comme un phénix rouge (la couleur de leurs partisans).
Au fond, cette condamnation fiscale est aussi un message envoyé à la famille : vous pouvez être populaires dans les campagnes, vous pouvez négocier en coulisses avec l’armée et la monarchie, mais il y a des lignes rouges à ne pas franchir.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Thaksin a trente jours pour faire appel (encore). Ses avocats vont évidemment tout tenter. Mais s’il perd définitivement, plusieurs scénarios sont possibles :
- Paiement échelonné ou négocié discrètement (c’est déjà arrivé par le passé avec d’autres affaires)
- Saisie d’actifs (même si une bonne partie de la fortune familiale a été placée à l’étranger depuis longtemps)
- Nouvelle pression politique pour obtenir une forme d’amnistie ou de grâce royale
Certains analystes n’excluent pas non plus que cette décision serve de monnaie d’échange dans les négociations permanentes entre le clan Shinawatra et l’establishment conservateur. En Thaïlande, la realpolitik a souvent plus de poids que les décisions de justice.
Et nous, qu’est-ce qu’on en retient ?
Personnellement, je trouve cette histoire fascinante parce qu’elle résume à elle seule les tensions qui traversent la société thaïlandaise depuis vingt ans : populisme contre élite, campagne contre capitale, rouge contre jaune, modernité économique contre traditions royales.
Thaksin a indéniablement transformé son pays – hôpitaux à 30 bahts, crédits agricoles, ouverture aux investissements étrangers – mais il a aussi incarné une forme de capitalisme familial qui choque encore beaucoup de monde. Cette facture de 465 millions d’euros, c’est un peu le prix symbolique de cette ambivalence.
Et pendant ce temps, sa fille dirige le gouvernement, le parti Pheu Thai négocie avec les militaires, et les Thaïlandais, eux, continuent de choisir leur camp. Comme si, finalement, rien n’avait vraiment changé depuis 2006.
Une chose est sûre : tant que le nom Shinawatra fera la une, la Thaïlande ne risque pas de s’ennuyer. Et nous non plus.
