Vous est-il déjà arrivé de passer devant un champ et de vous dire que, derrière cette apparente tranquillité, il y a des gens qui se battent tous les jours pour ne pas couler ? Moi, oui. Et ces derniers jours, en parcourant les routes du sud et de l’ouest parisien, j’ai senti que quelque chose se préparait à nouveau. Une colère sourde, presque résignée, mais qui refuse de plier.
Ce mardi, ça recommence. Pas avec des milliers de tracteurs comme au début de l’année, non. Cette fois, c’est plus discret, plus local, mais peut-être encore plus symptomatique du malaise qui ronge la profession.
Un automne sous très haute tension
L’automne 2025 s’annonce brûlant pour les agriculteurs d’Île-de-France. Trois points chauds sont déjà annoncés : Auvernaux ce mardi après-midi, puis Arnouville-lès-Mantes et Thoiry jeudi. Une vingtaine de tracteurs ici, quelques dizaines là-bas. Ce n’est pas une révolution, c’est un signal d’alarme que l’on actionne quand on n’a plus la force de crier tous les jours.
Et le message est limpide : « Malgré toutes les promesses, rien ne bouge. » Trois ans que les prix de vente stagnent ou baissent, trois ans que les charges (énergie, engrais, assurances, main-d’œuvre) font le chemin inverse. Résultat ? Beaucoup d’exploitations tournent aujourd’hui avec des trésoreries négatives. Et quand la banque vous regarde de travers, c’est toute la famille qui trinque.
Des chiffres qui donnent le vertige
Permettez-moi de poser quelques chiffres bruts, ceux que l’on entend dans les assemblées générales et qui font blêmir même les plus endurcis.
- Le prix du blé tendre oscille autour de 200 € la tonne depuis trois campagnes… alors que le seul poste engrais a augmenté de 120 % en quatre ans.
- Le gazole non routier a pris +70 % depuis 2021.
- Les assurances récolte explosent avec le dérèglement climatique : +40 % en moyenne en Île-de-France.
- Et pendant ce temps, la grande distribution continue de presser les marges comme des citrons.
On me dira : « Oui mais il y a les aides PAC ». Bien sûr. Sauf qu’elles arrivent souvent avec un an de retard et qu’elles ne compensent plus l’inflation galopante des intrants. L’équation devient insoluble pour beaucoup.
L’accord Mercosur, la goutte qui fait déborder le tracteur
Parmi les motifs de colère, un revient en boucle : l’accord commercial UE-Mercosur. Même si la France bloque officiellement la version actuelle, les agriculteurs n’y croient plus. Ils ont trop vu de promesses électorales s’évaporer une fois les élections passées.
« On nous demande des normes toujours plus strictes, et en face on ouvre grand les portes à de la viande ou des céréales produites avec des molécules qu’on n’a plus le droit d’utiliser ici. Où est la logique ? »
Un céréalier de Seine-et-Marne croisé la semaine dernière
Et il n’a pas tort. Quand on sait que certains pays sud-américains autorisent encore plus de 70 molécules interdites en Europe, on comprend mieux pourquoi le mot concurrence déloyale revient sans cesse.
2026, l’année des mauvaises surprises fiscales et réglementaires
Comme si ça ne suffisait pas, deux bombes à retardement sont déjà programmées pour l’an prochain.
D’abord, la taxe européenne sur les engrais azotés qui entrera en vigueur le 1er janvier 2026. Un coût supplémentaire estimé entre 40 et 80 € par hectare selon les cultures. Dans une région comme l’Île-de-France où chaque mètre carré compte, c’est énorme.
Ensuite, l’interdiction définitive de l’acétamipride. Oui, cet insecticide neurotoxique pour les abeilles. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut protéger les pollinisateurs. Mais quand on vous enlève un outil sans vous en proposer un autre viable, comment fait-on pour protéger les colza ou les betteraves contre les pucerons ? On regarde les cultures se faire ravager ? C’est le sentiment qui domine.
Un malaise qui va bien au-delà des comptes d’exploitation
Ce qui m’a le plus marqué ces derniers temps, c’est la dimension humaine. On parle beaucoup chiffres, normes, prix. On parle moins du risque psychologique qui pèse sur la profession.
Dans les campagnes franciliennes, on connaît désormais trop d’histoires qui finissent mal. Des exploitants qui n’arrivent plus à dormir, qui refusent de prendre des vacances parce qu’ils ont peur que la ferme s’écroule en une semaine, des couples qui craquent sous la pression. Et parfois, le pire.
Une étude récente a montré que le taux de suicide chez les agriculteurs reste dramatiquement élevé. Et en Île-de-France, la proximité de la capitale n’arrange rien : pression foncière terrible, voisins qui se plaignent du bruit ou des odeurs, sentiment d’être devenu l’ennemi public numéro un dès qu’on épand ou qu’on traite.
Et l’État dans tout ça ?
Beaucoup d’agriculteurs que j’ai rencontrés ont le sentiment d’un dialogue de sourds. Les lois Egalim successives devaient rééquilibrer les rapports de force avec la grande distribution. Sur le terrain, beaucoup estiment que c’est du vent.
Les contrôles, eux, continuent de pleuvoir. Et c’est peut-être là que le bât blesse le plus : on vous demande d’être irréprochable sur le plan environnemental, social, sanitaire… mais on vous laisse seul face aux tempêtes économiques.
« On a l’impression d’être des pestiférés qu’on vient contrôler toutes les semaines, mais jamais des entrepreneurs qu’on accompagne. »
Des actions ciblées, pas une guerre totale… pour l’instant
Contrairement au mouvement national de début 2024, les actions prévues cette semaine restent locales. Pas question de paralyser Paris ou de déverser des tonnes de lisier devant la préfecture. On bloque une départementale deux heures, on discute avec les gendarmes, on explique aux automobilistes, et on rentre.
Mais attention. Plusieurs responsables syndicaux me l’ont répété hors micro : « Si d’ici la fin de l’année rien ne bouge vraiment, on remontera d’un cran. » Et là, ça pourrait faire très mal.
Et nous, consommateurs, on est où dans l’histoire ?
C’est peut-être la question la plus dérangeante. Parce qu’au fond, on est tous concernés. Quand on râle sur le prix des légumes au supermarché, on participe aussi, sans le vouloir, à cette pression sur les prix d’achat.
Acheter local, de saison, en direct quand c’est possible, ça change vraiment la donne pour certains exploitants. Pas pour tous, évidemment – une ferme de 200 hectares de blé ne va pas se convertir au panier bio du jour au lendemain. Mais chaque geste compte.
Et puis il y a la question de la souveraineté alimentaire. On l’a vue pendant la pandémie, on la revoit avec les tensions géopolitiques : pouvoir nourrir sa population avec sa propre production, ce n’est pas un slogan ringard, c’est une nécessité stratégique.
Vers un hiver explosif ?
Personne ne souhaite revivre les blocages monstres du début d’année. Ni les agriculteurs, épuisés, ni les automobilistes, ni les pouvoirs publics.
Mais quand on additionne :
- prix qui ne couvrent plus les coûts,
- nouvelles taxes et interdictions en approche,
- sentiment d’abandon total,
- et une météo économique plus qu’incertaine…
… on obtient une cocotte-minute prête à exploser.
Cette semaine, les tracteurs vont parler. Espérons que, cette fois, on saura vraiment écouter.
Parce que derrière chaque machine agricole qui bloquera une route, il y aura un homme ou une femme qui se bat pour que ses enfants puissent, peut-être, reprendre un jour l’exploitation familiale. Et ça, ça mérite qu’on s’arrête cinq minutes pour comprendre.
La campagne francilienne n’a pas fini de nous rappeler qu’elle est vivante. Et qu’elle a mal.
