Vous est-il déjà arrivé de voir couler du vin rouge sur l’asphalte comme si c’était du sang ? Moi, quand j’ai appris ce qui s’est passé ce week-end près de Béziers, j’ai eu un pincement au cœur. Des milliers de viticulteurs dans la rue, une manifestation qui part en cacahuète, un magasin complètement retourné et surtout 300 000 litres de vin vidés dans la nature… On parle là de gestes désespérés, pas juste de colère passagère.
Alors oui, on peut condamner la violence, et je vais y venir. Mais avant de juger trop vite, essayons de comprendre ce qui pousse des gens qui se lèvent tous les jours à 5 heures du matin pour soigner leurs vignes à en arriver là. Parce que derrière les images choc, il y a une réalité qui nous concerne tous, même ceux qui ne boivent leur vin qu’au restaurant.
Quand la goutte de vin fait déborder le tonneau
Samedi 15 novembre, ils étaient entre 4 000 et 7 000 selon les comptages – disons plusieurs milliers – à marcher dans Béziers. Des cercueils symboliques, des slogans rageurs, des pétarades de tracteurs. L’ambiance était lourde mais maîtrisée en centre-ville. Et puis, sur le chemin du retour, certains ont craqué.
Un supermarché de la chaîne discount a été pris d’assaut. Rayons renversés, caisses éventrées, vitrines explosées. Le directeur régional parlait d’un magasin « totalement dévasté ». Et dans la nuit, une entreprise de négoce voisine a vu 26 cuves ouvertes : l’équivalent d’une piscine olympique de vin qui finit dans les égouts.
« On condamne les dégradations, mais on les comprend aussi, surtout pour ce négociant dont tout le monde sait qu’il achète le vin à des prix indignes »
Un responsable syndical local
Cette phrase résume tout. Il y a la colère légitime, et puis le débordement regrettable. Et entre les deux, une détresse tellement profonde qu’elle déborde sur tout le monde, même sur le client lambda qui fait juste ses courses.
Une profession au bord du précipice
Quand on parle viticulture en Languedoc, on pense soleil, terroir, patrimoine. Mais aujourd’hui, beaucoup de vignerons gagnent moins que le SMIC après avoir travaillé 70 heures par semaine. Et ça, ça ne passe plus.
Les chiffres font mal : en dix ans, la consommation de vin en France a chuté de presque 20 %. Les jeunes boivent moins, préfèrent la bière ou les spiritueux. Pendant ce temps, les importations explosent, surtout depuis l’Espagne où le coût de production est parfois deux fois moins élevé.
- Prix d’achat du raisin parfois divisé par deux en quelques années
- Surfaces arrachées records dans certaines appellations
- Endettement chronique des exploitations
- Récoltes 2024-2025 annoncées en baisse à cause du mildiou et de la sécheresse
- Grande distribution qui impose des marges arrière insoutenables
Et puis il y a le climat. Des gelées tardives, des orages de grêle, des étés caniculaires qui brûlent les feuilles. J’ai discuté il y a quelques mois avec un vigneron de Corbières qui m’a dit : « Avant, on faisait du vin. Aujourd’hui, on fait de la météo. » Cette phrase me hante encore.
La grande distribution dans le viseur
Pourquoi un supermarché discount a-t-il été ciblé ? Parce qu’il symbolise, aux yeux de beaucoup, tout ce qui ne va pas. Des promotions à 1,99 € la bouteille de rouge, des vins étrangers en tête de gondole, des négociations acharnées chaque année qui écrasent les prix.
La direction a beau dire qu’elle ne vend plus de vin espagnol en Occitanie depuis un an, le mal est fait. L’image est là : pour beaucoup de consommateurs, le vin est devenu un produit d’appel comme un paquet de pâtes. Et ça, les viticulteurs ne le supportent plus.
« On a réussi à maîtriser le cortège en ville, mais on ne maîtrise pas les véhicules qui rentrent chez eux ensuite »
Un organisateur de la manifestation
Cette phrase est révélatrice. Il y a ceux qui veulent rester dans le cadre, et ceux pour qui la coupe est pleine depuis trop longtemps. Et quand on a passé la journée à crier sa colère sans être vraiment entendu, le retour en tracteur peut devenir explosif.
Le négociant, bouc émissaire ou symbole ?
L’action nocturne contre l’entreprise de négoce est plus ciblée. On ne vide pas 300 000 litres de vin au hasard. Dans le milieu, certains noms reviennent souvent quand on parle d’achat à prix cassés, de mélange avec des vins étrangers, de pratiques qui tirent toute la filière vers le bas.
Est-ce que ça justifie de détruire le travail d’une vie ? Clairement non. Mais ça montre à quel point la fracture est profonde. Quand on n’a plus rien à perdre, les gestes deviennent radicaux.
Et maintenant ?
Deux enquêtes sont ouvertes, des caméras de vidéosurveillance vont parler, des identifications sont en cours. Il y aura des condamnations, c’est certain. Mais est-ce que ça résoudra quoi que ce soit ? J’en doute fort.
Ce qui s’est passé à Béziers n’est pas un incident isolé. C’est un symptôme. On l’a vu avec les bonnets rouges, avec les gilets jaunes, avec d’autres mouvements agricoles avant. Quand une profession entière se sent abandonnée, elle finit par exploser.
- Des prix planchers pour le raisin ?
- Une vraie régulation des importations ?
- Des aides au stockage ou à l’arrachage volontaire mieux ciblées ?
- Une campagne nationale pour redonner de la valeur au vin français ?
Les solutions existent. Elles demandent du courage politique et une vraie volonté de la grande distribution. En attendant, le vin continue de couler… mais pas dans les verres.
Personnellement, je trouve que cette histoire nous renvoie à une question essentielle : jusqu’où peut-on laisser une filière entière s’effondrer avant que ça pète vraiment ? Parce que le prochain coup, ça ne sera peut-être plus juste un supermarché ou des cuves. Ça pourrait être bien pire.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Le vin français mérite-t-il qu’on se batte pour lui ? Moi je crois que oui. Parce que derrière chaque bouteille, il y a des femmes et des hommes qui se lèvent tous les matins pour qu’on ait du plaisir dans nos verres. Et ça, ça vaut bien qu’on y réfléchisse à deux fois avant de prendre la bouteille la moins chère en promotion.
Le Languedoc pleure son vin ce soir. Espérons que ce soit le début d’un sursaut, pas la fin d’une histoire.
