Il y a des affaires qui vous prennent aux tripes dès la première ligne du dossier. Celle-ci en fait partie. Imaginez un adolescent de 14 ou 15 ans, déjà mal dans sa peau, qui franchit la porte d’un cabinet médical parce qu’il a des questions sur son corps qui change. Il fait confiance. Il est vulnérable. Et derrière le bureau, un homme en blouse blanche va transformer cette consultation en cauchemar.
C’est exactement ce qui s’est produit pendant plus d’une décennie dans l’Hérault. Un médecin, qui se présentait comme un spécialiste de la sexualité adolescente, est aujourd’hui sur le banc des accusés à Montpellier. Treize jeunes patients l’accusent de viols et d’agressions sexuelles. Treize vies abîmées sous couvert de science.
Quinze ans de pratiques présentées comme « médicales »
Lorsque vous lisez les témoignages, la nausée monte vite. Mesure systématique des testicules et du pénis – au repos, puis en érection. Obligation pour certains garçons de se masturber devant le praticien. Utilisation de vibromasseurs ou de vaginettes pour, je cite, « recueillir du sperme à des fins d’analyse ». Le tout consigné dans des dossiers soi-disant scientifiques.
Ce qui glace le sang, c’est la justification. Pour l’accusé, rien d’anormal. Un sextoy ? Un simple « outil médical ». Une masturbation imposée ? Une étape indispensable du protocole. Il s’était construit une bulle où plus aucune limite n’existait entre soin et perversion.
Un profil psychologique qui donne le vertige
L’expert psychiatre qui a examiné l’homme n’y va pas par quatre chemins. Il parle d’une personnalité complexe, d’un déni profond, d’une absence totale d’empathie pour la souffrance des victimes. Pas de folie au sens pénal du terme – le discernement est intact – mais une construction mentale qui permet de tout rationaliser.
« Son domicile est devenu cabinet, un sex-toy est devenu un outil médical, il s’est construit une bulle de légitimité imperméable au contexte réel. »
Un psychiatre lors de l’audience
Cette phrase résume tout. On est face à quelqu’un capable de déplacer les frontières du réel pour que ses actes restent acceptables à ses propres yeux. Et pendant ce temps, des adolescents rentraient chez eux traumatisés, persuadés qu’ils avaient vécu quelque chose de normal parce que « c’était le docteur ».
L’enfance du médecin, entre silence et révélation tardive
À la barre, l’accusé parle d’une voix étrangement aiguë, presque enfantine. Il se décrit comme un passionné, un « jusqu’au-boutiste ». Il évoque une mère hyperprotectrice, un père professeur. Puis, presque en passant, il lâche avoir été victime d’un viol par un oncle à l’âge de cinq ans. Information qu’il n’avait jamais mentionnée aux précédents experts.
Est-ce une explication ? Une tentative de minimiser sa responsabilité ? Les psychiatres, eux, restent prudents. Un traumatisme ancien ne justifie en rien quinze années d’abus organisés. D’ailleurs, il dit avoir « pardonné » grâce à la foi découverte en prison. Un discours qui sonne comme une nouvelle couche de rationalisation.
Le témoignage qui fait basculer l’audience
Le moment le plus poignant ? Sans doute l’audition de l’ancien compagnon du médecin. Ils se sont rencontrés alors que ce jeune homme n’avait que quinze ans – l’accusé en avait trente-six. Vingt-et-un ans d’écart. Neuf ans de vie commune.
Devant la cour, il l’appelle encore « docteur ». Comme s’il n’arrivait pas à détacher l’homme de la fonction. Il décrit quelqu’un de brillant, perfectionniste, passionné par les animaux sauvages. Puis il raconte les débuts de leur relation : saunas, massages, masturbation mutuelle… Des pratiques qu’on retrouve, à l’identique, dans les témoignages des victimes.
L’avocate d’une partie civile le fait remarquer, calmement. Le silence qui suit est assourdissant.
Comment un tel système a-t-il pu durer aussi longtemps ?
C’est la question qui hante tout le monde. Comment personne n’a rien vu ? Comment des parents ont continué à envoyer leurs enfants chez ce praticien ? La réponse tient en quelques mots : l’autorité médicale, la honte des adolescents, le tabou immense autour de la sexualité masculine à cet âge.
- Les garçons rentraient chez eux persuadés d’avoir vécu une consultation un peu bizarre mais « normale »
- Beaucoup n’ont parlé que des années plus tard, une fois adultes
- Certains n’ont jamais osé en parler à leurs parents
- Le médecin présentait ses actes comme révolutionnaires, presque héroïques
Et puis il y avait cette aura d’expert auto-proclamé. Des conférences, des articles, un discours rodé sur l’importance d’accompagner la sexualité des adolescents. Tout cela formait un écran de fumée parfait.
Les conséquences sur les victimes
Derrière les termes juridiques – viols, agressions sexuelles, corruption de mineurs – il y a des vies brisées. Des adolescents qui ont développé des troubles alimentaires, des addictions, des idées suicidaires. Certains ont mis des années à comprendre qu’ils avaient été abusés.
J’ai lu des témoignages qui font mal. Un jeune homme qui explique qu’il a fallu attendre ses 25 ans pour réussir à avoir une relation intime sans paniquer. Un autre qui dit encore aujourd’hui vérifier trois fois que la porte est fermée quand il se déshabille chez un médecin. Ces séquelles-là ne s’effacent pas avec une condamnation, même lourde.
Et maintenant ?
Le procès doit durer plusieurs jours. Les parties civiles se succèdent à la barre. Chaque témoignage est une pierre de plus dans le dossier déjà écrasant. La question de la peine viendra ensuite – réclusion criminelle à la hauteur des faits, sans doute.
Mais au-delà de ce seul homme, cette affaire pose des questions plus larges. Comment mieux former les professionnels à repérer les dérives de leurs pairs ? Comment encourager les adolescents à parler plus tôt ? Comment briser le mur de silence qui entoure encore la sexualité masculine ?
Ce qui est sûr, c’est que ces treize garçons – et sans doute d’autres qui n’ont jamais porté plainte – ont brisé quelque chose d’énorme en osant parler. Leur courage force le respect. Et rappelle que la parole, même tardive, reste l’arme la plus puissante contre l’impunité.
À l’heure où j’écris ces lignes, l’audience continue. Et quelque part dans la salle, des hommes aujourd’hui adultes regardent enfin en face celui qui a volé une partie de leur adolescence. C’est douloureux. C’est nécessaire. C’est, peut-être, le début d’une forme de paix.
