Vous souvenez-vous du choc, il y a quelques années, quand on a appris qu’il circulait en France plus de cartes Vitale que d’habitants ? L’image était frappante. On imaginait aussitôt des milliers de fausses cartes, des fraudeurs qui se gavaient sur le dos de la Sécu, des millions qui partaient en fumée. Depuis, ce chiffre revient régulièrement hanter les débats politiques comme un fantôme qu’on n’arrive pas à exorciser.
Et pourtant… plus on creuse, plus la réalité apparaît nuancée. Voire franchement différente de l’idée qu’on s’en faisait. Alors, fraude massive ou simple fantasme commode ? C’est ce que je me suis demandé en suivant, année après année, les soubresauts de cette fameuse réforme de la carte Vitale.
Un serpent de mer qui ressurgit tous les deux ans
Depuis 2022, à chaque discussion budgétaire, à chaque plan d’économies sur la Sécurité sociale, le même refrain revient : « Il faut moderniser la carte Vitale ! » Biométrique, dématérialisée, fusionnée avec la carte d’identité… les versions changent, mais l’objectif affiché reste identique : mettre fin à la fraude.
Je me souviens parfaitement de la première fois où le sujet a explosé dans l’hémicycle. Des députés brandissaient des chiffres ahurissants : 70 millions de cartes en circulation pour 67 millions d’habitants. Le scandale était prêt à consommer. Sauf que, très vite, les experts ont calmé le jeu.
D’où vient vraiment ce « trop-plein » de cartes ?
La réponse est à la fois simple et terriblement décevante pour ceux qui rêvaient d’un gigantesque complot.
- Les Français conservent leurs anciennes cartes même quand ils en reçoivent une nouvelle
- Les cartes des personnes décédées ne sont pas toujours désactivées immédiatement (délais administratifs)
- Les doubles affiliations (régime général + régime agricole ou Alsace-Moselle) génèrent deux cartes
- Les enfants ont leur propre carte dès la naissance
- Les expatriés gardent parfois leur carte active
Bref, rien de bien méchant. Et surtout, rien qui ne justifie des centaines de millions d’euros de dépenses pour une réforme complète.
La fraude existe, mais à quel niveau ?
Attention, je ne vais pas vous dire que la fraude n’existe pas. Elle existe. Des usurpations d’identité, des cartes prêtées, des soins facturés pour des personnes qui n’existent plus… tout cela arrive. Mais les chiffres officiels, quand on prend la peine de les regarder dans le détail, sont autrement moins spectaculaires que ce qu’on entend parfois dans les médias ou à l’Assemblée.
Les derniers rapports parlent d’un montant de fraude détectée aux prestations sociales (toutes prestations confondues) qui oscille entre 0,5 et 1 milliard d’euros par an. Sur un budget de la Sécu qui dépasse les 250 milliards, ça fait rire jaune. Surtout quand on sait que les erreurs de l’administration elle-même (trop-perçus non réclamés, calculs erronés) représentent parfois plus.
« La fraude aux prestations est résiduelle par rapport aux enjeux budgétaires globaux », reconnaissait déjà un haut fonctionnaire il y a quelques années.
Biométrique ou dématérialisée : deux projets, deux logiques
On mélange souvent tout. Pourtant, il y a deux pistes bien distinctes qui se sont succédé, parfois en parallèle.
La première, la plus spectaculaire : la carte Vitale biométrique. L’idée ? Intégrer une puce avec empreintes digitales et photo, comme sur certains passeports. Objectif : que le professionnel de santé vérifie en direct que la personne en face de lui est bien le titulaire de la carte.
La seconde, plus récente : la carte Vitale dématérialisée dans l’application France Identité ou directement dans le smartphone. Là, plus de plastique du tout. Tout passe par le téléphone, avec identification forte.
Les deux projets ont un point commun : ils coûtent cher. Très cher.
Le coût qui fait tousser
Pour la version biométrique, les estimations tournaient autour de 300 à 500 millions d’euros rien que pour la fabrication et la distribution. Sans compter les lecteurs biométriques à installer chez tous les médecins, pharmaciens, hôpitaux… Un investissement colossal pour un gain qui reste à démontrer.
Quant à la dématérialisation totale, elle pose d’autres questions : que fait-on des 15 à 20 % de Français qui n’ont pas de smartphone récent ? Des personnes âgées, des plus précaires ? On leur distribue une carte physique quand même ? Du coup, on se retrouve avec deux systèmes en parallèle. Génial.
Et la CNIL dans tout ça ?
Ah, la CNIL… Chaque fois que le sujet de la biométrie revient, elle sort du bois. Et pour cause : stocker des données biométriques de 67 millions de personnes, c’est un risque majeur en cas de piratage. On se souvient tous des fuites massives de données ces dernières années.
La position est claire : la biométrie n’est justifiée que si la finalité est proportionnée au risque. Or, quand la fraude est estimée à quelques centaines de millions d’euros maximum, difficile de justifier un tel big bang technologique.
Ce qui marche déjà très bien
Il y a un aspect qu’on oublie souvent dans ce débat : le système actuel est déjà l’un des plus sûrs d’Europe. Grâce à la carte à puce et au réseau santé, les fraudes à la carte Vitale physique sont extrêmement rares. La plupart des usurpations se font… sans carte du tout ! Via de faux papiers d’identité, par téléphone, ou par des professionnels de santé complices.
Autrement dit : changer la carte ne résoudrait presque rien des vrais problèmes.
Pourquoi ça revient quand même tout le temps ?
La réponse est politique, évidemment. La fraude sociale, c’est le sujet parfait : ça parle à tout le monde, ça indigne, et ça permet de montrer qu’on agit pour protéger « l’argent des Français ». Peu importe que les chiffres soient contestés ou que les solutions proposées coûtent dix fois plus que ce qu’elles rapportent.
C’est un marronnier. Comme la réforme des retraites ou la lutte contre l’assistanat. On le ressort quand il faut faire passer des mesures d’économies ailleurs.
Et demain ?
La carte Vitale dématérialisée, elle, avance doucement. Elle existe déjà dans certains départements tests. Elle fonctionne plutôt bien. Mais elle ne résout pas la question des personnes sans smartphone, ni celle des contrôles d’identité réels chez le médecin.
Quant à la version biométrique, elle semble peu à peu enterrée. Trop chère, trop risquée, pas assez efficace. Mais sait-on jamais : dans deux ans, à l’approche d’une nouvelle loi de financement de la Sécu, elle refera probablement surface.
Comme un vieux serpent de mer qui refuse de couler.
Ce qui est sûr, c’est que le débat est loin d’être clos. Entre ceux qui voient dans chaque réforme une atteinte aux libertés et ceux qui veulent absolument « moderniser » à marche forcée, le juste milieu est difficile à trouver. Peut-être parce qu’il n’existe pas vraiment.
En attendant, votre bonne vieille carte Vitale verte continue de faire le job. Et franchement ? Tant qu’elle marche, on va peut-être la garder encore un peu.
