Imaginez la scène : une salle feutrée à New York, des visages tendus, des téléphones collés à l’oreille, et puis ce chiffre qui tombe comme un coup de tonnerre – 236,4 millions de dollars. À ce prix-là, on n’achète plus seulement une toile, on achète un morceau d’histoire de l’art. Et c’est exactement ce qui s’est passé mardi soir avec le Portrait d’Elisabeth Lederer de Gustav Klimt.
Franchement, quand j’ai vu le montant s’afficher, j’ai dû relire deux fois. On parle d’une somme qui dépasse l’imagination de 99,9 % de la population mondiale. Et pourtant, dans le petit cercle très fermé des ultra-riches collectionneurs, ça semble presque… normal ?
Un nouveau roi pour l’art moderne
Avec cette adjudication, Gustav Klimt vient de décrocher la médaille d’argent du classement des œuvres les plus chères jamais vendues aux enchères. Devant lui, seul le fameux Salvator Mundi attribué à Léonard de Vinci trône encore à 450 millions de dollars. Tout le reste est derrière.
Mais ce qui rend l’histoire encore plus folle, c’est que ce portrait n’était même pas le plus connu de l’artiste. On parle beaucoup plus souvent du Baiser ou de Judith. Et pourtant, c’est bien Elisabeth Lederer, fille du grand industriel August Lederer – principal mécène de Klimt à l’époque – qui vient de voler la vedette.
Pourquoi ce tableau vaut-il si cher ?
Il y a plusieurs raisons, et croyez-moi, elles s’additionnent vite.
- D’abord la rareté absolue : les grands portraits en pied de la période mature de Klimt (1912-1917) sont presque tous dans des musées. Très peu circulent encore en mains privées.
- Ensuite la provenance irréprochable : la toile vient directement de la collection d’un géant américain des cosmétiques. Quand une œuvre sort d’une telle famille, ça rassure tout le monde.
- Puis l’état de conservation exceptionnel : après plus d’un siècle, les couleurs sont toujours aussi vibrantes. La robe impériale chinoise blanche, le fond bleu nuit inspiré des motifs asiatiques… tout est là, intact.
- Et enfin, le timing parfait : le marché de l’art moderne est en feu depuis deux ans. Les collectionneurs cherchent désespérément des « trophées » indiscutables.
Résultat ? Six acheteurs se sont battus pendant vingt minutes. Vingt minutes ! Dans le monde des enchères, c’est une éternité. À la fin, un seul a gagné. On ne sait pas encore qui, et c’est peut-être ça aussi qui rend l’histoire fascinante.
Elisabeth Lederer, la muse oubliée
Derrière le chiffre vertigineux, il y a une femme. Elisabeth avait une vingtaine d’années quand Klimt l’a peinte entre 1914 et 1916. Fille d’un des plus grands industriels de l’Empire austro-hongrois, elle appartenait à cette bourgeoisie juive viennoise cultivée qui a littéralement porté l’artiste sur ses épaules.
Son père August et sa mère Serena étaient fous de Klimt. Ils lui achetaient tout : tableaux, dessins, même les vêtements qu’il portait. En échange, le peintre a réalisé plusieurs portraits de la famille. Celui d’Elisabeth est sans doute le plus abouti, le plus doux aussi. On y voit une jeune femme debout, presque flottante, dans cette robe chinoise blanche qui semble faite de lumière.
« C’est l’une des dernières grandes icônes féminines de Klimt encore en mains privées. Après celle-ci, il n’en reste quasiment plus. »
Un spécialiste du marché de l’art moderne
Et cette citation prend tout son sens quand on regarde la trajectoire du peintre : après 1918 et sa mort prématurée, plus personne n’a su reproduire cette alchimie entre or, sensualité et mystère.
Une soirée historique à New York
Ce n’était pas qu’un tableau qui passait ce soir-là. C’était toute une collection légendaire qui se dispersait. Le propriétaire, héritier d’un empire de la beauté, avait décidé de léguer une grande partie de sa fortune à des causes philanthropiques. Conséquence : plusieurs Klimt rares se sont retrouvés sur le marché en même temps.
Et les résultats ont été dingues :
| Œuvre | Prix réalisé |
| Portrait d’Elisabeth Lederer | 236,4 millions $ |
| Prairie en fleur (c. 1908) | 86 millions $ |
| Pente forestière à Unterach | 68,3 millions $ |
En une seule soirée, plus de 380 millions de dollars pour trois toiles. C’est plus que le budget culture de certains pays européens pour une année entière. Ça donne le vertige.
Et maintenant ? Vers les 300 millions ?
Ce qui m’interpelle le plus, c’est la vitesse à laquelle les records tombent. En 2023, la Dame à l’éventail avait déjà atteint 108 millions de dollars. Deux ans plus tard, on double presque le score. À ce rythme-là, on va bientôt parler de tableaux à 300, 400 millions sans sourciller.
Certains crient à la bulle. D’autres disent que l’art reste la valeur refuge ultime quand tout le reste vacille. Personnellement, je penche pour la deuxième hypothèse. Quand on voit des milliardaires prêts à tout pour posséder une toile unique, on comprend que l’argent n’est plus seulement une question de chiffres. C’est une question de symbole, d’héritage, de trace dans l’histoire.
Et les femmes artistes dans tout ça ?
Juste après cette vente historique, un autoportrait de Frida Kahlo doit passer en salle. Estimé entre 40 et 60 millions, il pourrait pulvériser le record pour une artiste femme (actuellement détenu par Georgia O’Keeffe à 44,4 millions). On voit bien la dynamique : les collectionneurs cherchent maintenant les grandes signatures féminines. Il était temps.
Frida, Tamara de Lempicka, bientôt peut-être Hilma af Klint ou Lee Krasner… le marché rattrape enfin son retard. Et c’est une excellente nouvelle.
Ce que ça nous dit de notre époque
Au-delà des chiffres, ces enchères records posent une question simple : qu’est-ce qu’on valorise vraiment ? Une toile de 100 ans, peinte par un homme mort depuis un siècle, vaut-elle plus cher que des hôpitaux, des écoles, des projets pour le climat ?
La réponse est évidente pour ceux qui peuvent se le permettre : oui. Parce que posséder un Klimt, c’est posséder un morceau d’éternité. C’est entrer dans le club très fermé de ceux qui laissent une marque après eux. L’argent achète beaucoup de choses. Mais il n’achète pas le temps. L’art, si.
Et vous, qu’auriez-vous fait à la place de l’heureux (et anonyme) acquéreur ? 236 millions pour un tableau, ça vous semble fou… ou finalement logique dans un monde où tout se monétise, même la beauté ?
Moi, je continue de regarder les photos de la toile. Cette robe blanche qui semble flotter, ce regard d’Elisabeth qui traverse le temps… Il y a quelque chose de magique là-dedans. Et peut-être que, quelque part, c’est exactement ça que l’acheteur a voulu capturer : un peu de magie dans un monde qui en manque parfois cruellement.
