Imaginez la scène. Il est 22 heures quelque part dans le Val-de-Marne, une cité que tout le monde connaît pour ses tensions récurrentes. Deux gars de la BAC, brassard orange sur leur blouson civil, descendent de leur immeuble… à pied. Pas de voiture banalisée, pas de VBR, rien. Ils vont faire leur patrouille comme ça, en marchant dans le froid. Franchement, on se croirait dans une mauvaise blague, mais non, c’est la réalité 2025.
Je ne vais pas vous refaire le couplet habituel sur « la police est en crise ». Tout le monde le sait. Mais quand même, atteindre le point où une brigade anti-criminalité, censée intervenir rapidement sur des coups durs, se retrouve à arpenter les rues sans véhicule, là on touche le fond.
Quand la BAC marche vraiment
Au Kremlin-Bicêtre, la plus grosse circonscription du département, c’est devenu la routine. Les collègues sortent, vérifient le parc auto… et repartent avec les clés de leurs chaussures. Un délégué syndical le résume sans filtre : « On n’a plus les moyens de faire notre boulot correctement. » Et il pèse ses mots.
Le problème ? Les véhicules. Ou plutôt l’absence de véhicules en état de rouler.
Des commandes qui n’arrivent jamais
Depuis des mois, on promet des voitures neuves. Des marchés publics ont été passés, des budgets validés, tout le tralala administratif. Résultat ? Les livraisons prennent un retard dingue. Certaines commandes de 2024 ne sont toujours pas honorées en cette fin 2025. Conséquence directe : le parc existant s’use jusqu’à la corde.
Et quand je dis « s’use », c’est un euphémisme. Dans quasiment tous les commissariats du 94, il y a au moins un véhicule immobilisé pour pièce détachée. Parfois deux. Parfois plus. On cannibalise les épaves pour maintenir les autres en vie. C’est du bricolage de survie.
« Il n’y a pas un seul commissariat dans le département où tout le parc roule. C’est du jamais-vu. »
Un responsable syndical du Val-de-Marne
500 postes manquants : le chiffre qui fait mal
Les syndicats ont fait leurs comptes. Entre les départs à la retraite non remplacés, les arrêts maladie longue durée, les mutations jamais compensées et les nouvelles missions (jeux olympiques, renforts divers), le département accuse un déficit d’environ 500 effectifs. C’est énorme.
Pour vous donner une idée, ça représente presque la totalité des policiers d’une grosse circonscription. Autant dire qu’on demande à ceux qui restent de faire le boulot de deux, voire trois personnes.
- Patrouilles réduites en nombre et en durée
- Temps de réponse qui s’allongent dangereusement
- Épuisement professionnel visible à l’œil nu
- Démotivation qui grimpe en flèche
- Difficultés de recrutement (qui veut venir dans ces conditions ?)
Et pendant ce temps, la délinquance, elle, ne prend pas de pause.
Le paradoxe des missions supplémentaires
Ce qui rend la situation encore plus absurde, c’est qu’on demande toujours plus à la police nationale. Sécurisation des transports, lutte contre le trafic de stupéfiants, plans vigipirate renforcés, manifestations, événements sportifs… La liste est interminable.
Mais avec moins de monde et moins de matériel. Cherchez l’erreur.
Un exemple concret : pendant les Jeux de 2024, des centaines d’agents du Val-de-Marne ont été détachés à Paris et en Seine-Saint-Denis. Logique. Sauf que les trous laissés derrière n’ont jamais été comblés. Un an et demi plus tard, on paie toujours l’addition.
Des conditions de travail qui font grincer des dents
Parlons franchement. Quand tu fais ce métier, tu acceptes le danger, les horaires pourris, la pression. Mais là, on atteint un seuil où même les plus motivés commencent à craquer.
Prenez un équipage BAC nuit. Normalement, tu as une voiture rapide, banalisée, bien équipée. Là, tu te retrouves à pied ou entassé à quatre dans une vieille Logan qui tousse dès qu’on dépasse les 90 km/h. Sans parler des gilets pare-balles qui datent de Mathusalem ou des radios qui crachotent.
« On nous demande d’être réactifs, mais on n’a plus rien pour l’être. C’est usant moralement. »
Et la hiérarchie dans tout ça ?
Évidemment, les directions locales alertent depuis des mois. Rapports sur rapports, notes de service, tableaux Excel à n’en plus finir. Mais la réponse reste la même : « On fait au mieux avec les moyens du bord. » Sauf que le bord, il est largement dépassé.
En haut lieu, on promet des recrutements, des livraisons imminentes, des efforts budgétaires. Mais sur le terrain, rien ne bouge. Ou si peu.
Les conséquences sur la sécurité des habitants
Et pendant que les policiers bricolent, qui trinque vraiment ? Les habitants.
Moins de patrouilles visibles = sentiment d’impunité pour certains délinquants. Temps d’intervention plus longs = risques accrus lors des appels d’urgence. Et une population qui finit par se demander si elle peut encore compter sur sa police de proximité.
Dans certaines communes du département, les maires tirent aussi la sonnette d’alarme. Ils voient bien que leurs policiers municipaux, aussi courageux soient-ils, ne peuvent pas tout compenser.
Y a-t-il de l’espoir à court terme ?
Difficile de rester optimiste. Quelques annonces ont été faites récemment : arrivée progressive de nouveaux véhicules, concours de gardiens de la paix en hausse, prime exceptionnelle… Mais entre les paroles et les actes, il y a souvent un fossé.
Ce qu’il faudrait, selon beaucoup d’agents rencontrés, c’est un vrai plan Marshall pour la police de sécurité quotidienne. Pas juste des rustines sur une chambre à air déjà explosée.
En attendant, les collègues continuent. Parce que c’est leur vocation. Parce qu’ils habitent souvent le département. Parce qu’ils refusent de baisser les bras, même quand tout semble jouer contre eux.
Mais jusqu’à quand ?
La situation dans le Val-de-Marne n’est peut-être que la partie visible d’un iceberg national. Et si demain, d’autres départements basculaient dans le même chaos logistique ? La question mérite d’être posée. Sérieusement.
En écrivant ces lignes, j’ai repensé à un vieux brigadier que j’avais croisé il y a quelques années. Il me disait déjà : « Un jour, on n’aura même plus de quoi mettre de l’essence. » À l’époque, je pensais qu’il exagérait. Aujourd’hui, je me dis qu’il était simplement visionnaire.
La police française mérite mieux. Les habitants aussi.
