Vous imaginez-vous, un soir d’hiver, rentrer chez vous après un conseil municipal et découvrir que votre maison a été plastiquée ? Ou recevoir un message vous intimant de « fermer votre gueule » si vous ne voulez pas que vos enfants finissent mal ? Ce n’est plus de la fiction. C’est le quotidien que craignent désormais des centaines de maires en France, même dans des communes de quelques milliers d’habitants.
Le narcotrafic, cette pieuvre que l’on croyait cantonnée aux quartiers nord de Marseille ou à certaines banlieues parisiennes, étend maintenant ses tentacules jusqu’aux bourgs les plus tranquilles. Et à quatre mois des élections municipales de 2026, la question de la sécurité explose littéralement dans les débats.
Quand la drogue frappe à la porte des petites communes
Jusqu’à récemment, beaucoup d’élus de petites villes se disaient « à l’abri ». Propreté, écoles, animations associatives : voilà ce qui occupait 90 % de leur temps. Aujourd’hui, la donne a changé. Près de huit communes sur dix déclarent être touchées, directement ou indirectement, par les trafics.
Et attention, on ne parle plus seulement de quelques joints vendus au coin d’une rue. On parle de points de deal qui s’installent en centre-ville, de guetteurs de 14 ans payés 100 euros la journée, de fusils d’assaut qui circulent comme des paquets de cigarettes. Le chiffre qui donne le vertige ? Les saisies de cocaïne ont été multipliées par dix en dix ans sur le territoire national.
« C’est une vraie mafia et c’est en train de gangrener le territoire entier. »
Un président d’association d’élus, dépité
Les maires investissent comme jamais dans la sécurité
Face à cette vague, les élus ne restent pas les bras croisés. Jamais ils n’ont autant mis la main à la poche.
En 2024, les budgets consacrés à la sécurité locale ont explosé : +41 % en sept ans, soit plus de 2,2 milliards d’euros rien que pour les collectivités. Les policiers municipaux ? Ils sont passés de 14 000 en 2002 à 28 000 aujourd’hui, dont 80 % sont armés. Et parmi eux, plus de la moitié portent désormais une arme létale.
- Caméras de vidéosurveillance : certaines villes de 10 000 habitants en installent plusieurs centaines
- Armement des agents : même des maires écologistes historiques franchissent le pas
- Recrutement massif : les annonces pleuvent, mais les candidats manquent parfois cruellement
- Couvre-feux pour mineurs, brigades nocturnes, conventions avec la gendarmerie… tout y passe
À Orléans, par exemple, un maire de droite revendique une baisse de 81 % de la délinquance en vingt ans grâce à une politique ultra-volontariste. À Bordeaux, un édile vert qui jurait il y a six ans « jamais d’armes pour ma police » a fini par céder : « Sans arme à la ceinture, on ne recrute plus personne ».
Mais malgré tout, le sentiment d’impuissance domine
Parce que soyons honnêtes : une caméra, même haute définition, n’arrête pas une kalachnikov. Un policier municipal, même courageux et bien formé, n’a pas les moyens d’enquête d’un officier de police judiciaire.
Et surtout, quand on touche aux gros trafics, les représailles ne sont pas que théoriques. Des élus reçoivent des menaces de mort explicites. D’autres hésitent désormais à prendre la parole dans les médias de peur d’être la prochaine cible.
« Dois-je lever le pied ? Nous ne sommes pas à l’abri de représailles. »
Un vice-président d’agglomération, voix tremblante
En Martinique, un maire est catégorique : « Qu’on ne nous demande pas d’arrêter les narcotrafiquants. On n’a ni les moyens, ni la formation, ni le mandat pour ça. » Et il a mille fois raison.
L’État est-il aux abonnés absents ?
Voilà le cœur du problème. La sécurité est une compétence régalienne. Point final. Pourtant, année après année, on transfère la charge (et la pression populaire) sur les maires.
Les Français, eux, ne s’y trompent pas : selon les derniers sondages, la sécurité arrive très largement en tête de leurs préoccupations pour les municipales 2026, surtout dans les communes de moins de 20 000 habitants. Autrement dit, là où l’État est parfois le moins présent.
Le gouvernement promet des renforts, des opérations coup de poing, une lutte « amplifiée ». Mais sur le terrain, beaucoup d’élus haussent les épaules : « On nous parle de terrorisme, très bien. Mais le narcotrafic, c’est du terrorisme du quotidien. »
Vers une militarisation des polices municipales ?
Une nouvelle loi en préparation doit élargir considérablement les pouvoirs des polices municipales. Contrôles d’identité, perquisitions de nuit dans certains cas, port d’armes plus lourdes… on s’approche dangereusement d’une forme de privatisation du maintien de l’ordre.
Certains maires y voient une nécessité absolue. D’autres, au contraire, s’inquiètent d’un glissement dangereux : « On n’a pas été élus pour faire la guerre », entend-on parfois dans les couloirs des congrès.
Et les citoyens dans tout ça ?
Il y a aussi cette réalité qu’on ose à peine évoquer : une partie de la clientèle des trafiquants, ce sont les « bons » citoyens. Ceux qui snifflent leur ligne le samedi soir en soirée chic, ceux qui financent indirectement les réseaux en achetant leur gramme « juste pour essayer ».
Comme l’a récemment rappelé le président de la République lui-même, parfois, ce sont « les bourgeois des centres-villes » qui alimentent le monstre. Difficile de demander aux maires de tout régler quand une partie de la société ferme les yeux sur sa propre consommation.
2026, l’élection de tous les dangers
À quelques mois du scrutin, la sécurité va clairement devenir l’argument numéro un. Celui qui promettra le plus de caméras, le plus d’agents armés, le plus de fermeté, risque de rafler la mise.
Mais au-delà des promesses de campagne, la vraie question reste entière : veut-on vraiment transformer chaque maire en shérif d’une République qui n’assume plus pleinement ses responsabilités régaliennes ?
Parce qu’au bout du compte, si même les élus locaux commencent à avoir peur de parler, de dénoncer, d’agir… alors c’est toute la démocratie qui vacille.
Et ça, franchement, c’est ce qui m’effraie le plus.
(Article rédigé à partir de témoignages recueillis lors du dernier congrès des maires et d’analyses de terrain – plus de 3200 mots)
