Imaginez-vous réveiller un matin d’été, boire votre café, et réaliser que la personne qui partageait votre vie depuis des années s’est volatilisée. Pas de dispute explosive la veille, pas de mot laissé sur la table, rien. Juste le vide. C’est exactement ce qui s’est passé le 2 juillet 2020 dans une petite bergerie perdue près de Joigny, dans l’Yonne. Et cinq ans et demi plus tard, l’histoire prend un tournant décisif.
Frédéric Mellet, éleveur de chèvres de 50 et quelques années, vient d’être officiellement renvoyé devant la cour d’assises pour le meurtre de son épouse Chantal. Un dossier sans corps, sans aveux, mais que les magistrats estiment suffisamment solide pour affronter le verdict populaire. On l’appelle déjà le « Jubillar de l’Yonne ». Et croyez-moi, le parallèle n’est pas usurpé.
Une disparition qui glace encore le département
Ce matin-là, tout semble banal. Chantal, 48 ans, aide comme d’habitude à la traite des chèvres avant de partir faire quelques courses ou rendre visite à des proches – les versions ont varié. Vers 8 heures, elle quitte la propriété à pied ou en voiture, selon les moments où Frédéric a raconté l’histoire. Et puis plus rien. Téléphone éteint, pas de retrait bancaire, aucune trace sur les caméras de vidéosurveillance des environs. Le néant absolu.
Frédéric signale lui-même la disparition en début d’après-midi. Il dit s’être inquiété en ne la voyant pas revenir pour le déjeuner. Les gendarmes débarquent, fouillent la bergerie, les bâtiments agricoles, les champs alentours. Les voisins sont interrogés. Tout le monde tombe des nues : le couple ne faisait pas parler de lui, pas de violences connues, une vie tranquille à la campagne. Du moins en apparence.
Les premiers doutes qui s’installent très vite
Mais très rapidement, les enquêteurs flairent quelque chose qui cloche. Les déclarations de Frédéric évoluent, les horaires ne collent pas toujours, certains détails paraissent étrangement flous pour quelqu’un qui vient de perdre sa femme dans des circonstances aussi brutales. Et puis il y a ces traces de sang découvertes dans la maison – minimes, nettoyées, mais bien présentes – et des analyses qui révéleront plus tard qu’il s’agit du sang de Chantal.
Les chiens de recherche de cadavres marquent des odeurs suspectes dans le coffre d’une voiture du couple et dans un bâtiment de la bergerie. Des fouilles gigantesques sont organisées : étangs vidés, terres retournées sur des hectares entiers, survols en hélicoptère avec caméra thermique. Rien. Le corps de Chantal reste introuvable. Et c’est peut-être l’élément le plus glaçant de toute cette affaire.
2022 : la mise en examen qui fait l’effet d’une bombe
Pendant presque deux ans, Frédéric reste présumé innocent aux yeux de la loi, même si dans le village et les environs, les langues se délient. On parle de disputes, de tensions financières, d’une vie de couple moins lisse qu’elle n’en avait l’air. Et puis arrive mai 2022 : les gendarmes viennent le chercher à la bergerie. Mise en examen pour meurtre par conjoint, placement en détention provisoire. Le choc est immense.
« Il a toujours dit qu’il n’y était pour rien. Qu’elle était partie de son plein gré ou qu’il lui était arrivé un accident. Mais les éléments matériels parlent plus fort que les mots. »
– Un proche du dossier, sous couvert d’anonymat
En prison, Frédéric ne plie pas. Il multiplie les demandes de remise en liberté, argue de son état de santé, de la nécessité de s’occuper des chèvres. Refus sur refus. Jusqu’en août 2024 où, contre l’avis du parquet, un juge des libertés accepte de le libérer sous contrôle judiciaire strict : bracelet électronique, interdiction de quitter le département, pointages réguliers. Il retourne à la bergerie, là où tout a commencé.
Pourquoi un renvoi aux assises sans corps ?
C’est la question que tout le monde se pose, et elle est légitime. En France, on peut parfaitement être jugé et condamné pour meurtre même si le corps de la victime n’a jamais été retrouvé. Il existe des précédents célèbres. Ce qu’il faut, c’est un faisceau d’indices graves, précis et concordants. Et d’après les magistrats qui ont étudié le dossier pendant plus de cinq ans, c’est exactement ce qu’ils ont.
- Traces de sang de la victime dans plusieurs endroits de la bergerie et dans un véhicule
- Comportements suspects immédiatement après les faits (nettoyage intensif, changement de versions)
- Témoignages sur des disputes et des menaces antérieures
- Absence totale de vie de Chantal après le 2 juillet 2020 (aucun mouvement bancaire, aucun contact avec ses enfants ou sa famille)
- Expertises psychiatriques et psychologiques accablantes sur la personnalité du suspect
- Des écoutes téléphoniques et des éléments de géolocalisation troublants
En février 2025, le parquet d’Auxerre requiert le renvoi devant les assises. Neuf mois plus tard, le juge d’instruction suit. L’ordonnance est signée. Frédéric Mellet va devoir s’expliquer devant une cour d’assises, probablement en 2026 ou 2027 – les délais sont longs.
Le parallèle troublant avec l’affaire Jubillar
On ne peut pas parler de cette affaire sans évoquer Delphine Jubillar, cette infirmière disparue à Cagnac-les-Mines dans le Tarn en décembre 2020. Même schéma : disparition nocturne, conjoint qui signale les faits, corps jamais retrouvé, mise en examen pour meurtre, détention provisoire puis libération sous contrôle judiciaire en attendant le procès. Les deux dossiers ont d’ailleurs été comparés à de nombreuses reprises dans les couloirs des tribunaux.
Mais il y a une différence de taille : dans l’affaire Jubillar, Cédric reste incarcéré depuis plus de trois ans. Frédéric Mellet, lui, a retrouvé sa bergerie depuis plus d’un an. Cela n’a pas manqué de faire grincer des dents du côté des parties civiles et des associations de défense des femmes victimes de violences.
Une famille déchirée et des enfants dans l’attente
Chantal et Frédéric avaient des enfants, aujourd’hui adultes ou presque. Depuis le début, certains se sont constitués parties civiles et croient dur comme fer à la culpabilité de leur beau-père. D’autres ont longtemps soutenu Frédéric, avant de prendre leurs distances. La fracture est profonde, irréparable. Ils attendent tous la même chose : que la vérité éclate enfin au procès.
Car tant que le corps n’est pas retrouvé, une part d’eux continue d’espérer l’impossible. Et si elle était partie volontairement ? Et si elle vivait quelque part sous une autre identité ? Ce scénario, Frédéric l’a longtemps agité. Mais les enquêteurs l’ont balayé : aucune personne disparue ne reste cinq ans sans donner le moindre signe de vie à ses enfants quand elle n’a aucun antécédent psychiatrique ou de fugue.
Ce que le procès va devoir trancher
Quand les jurés entreront dans la salle, ils auront devant eux un homme qui clame son innocence depuis le premier jour. Un homme qui a passé plus de deux ans en prison avant d’être libéré. Un homme dont la vie a été passée, dit-il, détruite par des soupçons injustes.
Mais ils auront aussi le poids de tous ces indices qui, mis bout à bout, dessinent un scénario tragique : une dispute qui dégénère, un acte irréparable, puis une tentative désespérée de faire disparaître toute trace. Reste la question qui hantera probablement les débats : qu’a-t-il fait du corps ? Les spéculations vont bon train – puits, fosse septique, incinération dans la chaudière de la bergerie, dissimulation dans un terrain agricole… Rien n’a pu être prouvé jusqu’ici.
J’ai suivi beaucoup de dossiers criminels au fil des années, et je dois dire que ceux sans corps ont une saveur particulière. Ils obligent les magistrats, les avocats, les jurés à travailler sur l’absence. À juger un vide. C’est un exercice d’une rare intensité.
Et maintenant ?
Frédéric Mellet peut encore faire appel de l’ordonnance de mise en accusation. Son avocat, semble-t-il, n’avait même pas été informé au moment où l’information a filtré. Cela laisse présager une bataille procédurale acharnée avant l’ouverture effective du procès.
En attendant, la bergerie est toujours là, quelque part dans l’Yonne. Les chèvres continuent de brouter. Et quelque part, peut-être, gît encore le secret de ce qui s’est réellement passé ce matin de juillet 2020. Un secret que seuls les assises pourront, espérons-le, faire jaillir.
Parce qu’au-delà du destin tragique de Chantal, il y a une question de société : peut-on laisser des femmes disparaître sans que justice soit rendue ? Chaque affaire de ce type est un rappel brutal que derrière les statistiques de féminicides, il y a des vies brisées, des enfants orphelins de mère, des familles qui ne seront plus jamais les mêmes.
Affaire à suivre, évidemment. Et quand les dates du procès seront connues, croyez-moi, tout le monde aura les yeux rivés sur la petite ville d’Auxerre. Parce que parfois, la vérité met du temps, mais elle finit toujours par réclamer sa place.
