Vous êtes-vous déjà demandé ce qui arriverait si, du jour au lendemain, l’événement qui fait vivre toute une ville disparaissait purement et simplement ? À Angoulême, on n’a plus besoin de se poser la question. On est en train de le vivre, en direct, et franchement, ça fait peur.
Cette semaine, une simple phrase a suffi à glacer le sang de milliers d’habitants : les principaux éditeurs de bande dessinée ont annoncé qu’ils ne participeraient plus au prochain festival. Pas de demi-mesure, pas de négociation apparente. Juste un communiqué sec, presque brutal, qui laisse entendre que l’édition 2026 pourrait ne jamais voir le jour.
Un festival qui n’est pas qu’un salon, mais le cœur battant d’Angoulême
Pour comprendre l’ampleur du choc, il faut avoir déjà mis les pieds à Angoulême fin janvier. Pendant quatre jours, la ville tranquille de 42 000 habitants se transforme en capitale mondiale du 9e art. 200 000 visiteurs, des files d’attente interminables devant les bulles géantes, des auteurs stars qui dédicacent jusqu’à l’épuisement, des hôtels complets six mois à l’avance…
Moi qui y suis allé plusieurs fois, je peux vous dire que c’est électrique. On sent la ville vibrer. Les restos affichent complet dès 11 h 30, les bars restent ouverts jusqu’à l’aube, même la boulangerie du coin sort des baguettes « spécial festival » avec des dessins dessus. Tout le monde y trouve son compte.
« L’effet domino sera terrible pour le territoire, nous allons vraiment morfler… »
Une libraire du centre-ville, encore sous le choc
Pourquoi les éditeurs claquent la porte maintenant ?
Le conflit couve depuis des mois, voire des années. À la base, une guerre de gouvernance et de vision. Les gros éditeurs reprochent à l’organisation une manque de transparence financière, des choix artistiques parfois jugés élitistes, et surtout une répartition des espaces et des aides qu’ils estiment inéquitable.
Cette année, la goutte d’eau a été le refus de certaines demandes d’évolution du règlement et des tarifs de stands. Résultat : les poids lourds du secteur ont décidé de faire front commun. Quand on sait que ces maisons représentent plus de 70 % du marché français de la BD, on comprend tout de suite la gravité de la situation.
Et le pire ? Beaucoup d’auteurs, même les plus célèbres, dépendent de ces mêmes éditeurs pour être présents. Sans stand officiel, peu d’entre eux viendront. L’effet boule de neige est déjà enclenché.
L’angoisse des commerçants : « On a déjà commencé à perdre de l’argent »
Dans la rue Hergé (oui, elle existe vraiment), les visages sont fermés. Une gérante de librairie indépendante me confiait hier, café à la main : « L’an dernier, le festival m’a fait le chiffre d’affaires de trois mois. Si ça n’a pas lieu, je ne passe pas l’année. »
- Les hôtels annulent déjà des réservations par dizaines
- Les restaurants réduisent leurs commandes auprès des fournisseurs
- Les imprimeurs locaux voient leurs carnets de commandes se vider
- Les taxis et VTC anticipent une saison morte
- Même les écoles de dessin privées s’inquiètent pour leurs inscriptions
On estime que le festival génère chaque année entre 25 et 30 millions d’euros de retombées directes et indirectes pour la région. Autant dire qu’une annulation serait un séisme économique.
Et les habitants dans tout ça ?
Ce qui m’a le plus marqué en discutant avec les Angoumoisins, c’est le sentiment de trahison. Pour beaucoup, le festival, c’est une fierté locale. Des gamins qui ont grandi en voyant leur ville envahie par des super-héros en carton et des auteurs en chair et en os.
Une retraitée rencontrée sur le marché m’a dit, les larmes aux yeux : « Ma petite-fille rêve de devenir dessinatrice à cause de ce festival. Si ça s’arrête, c’est toute une génération qui perd son repère. »
Il y a aussi cette colère sourde contre les éditeurs parisiens qui « décident de tout sans connaître la réalité du terrain ». Le fossé entre la capitale et la province, encore et toujours.
Y a-t-il encore une lueur d’espoir ?
L’organisation, elle, ne baisse pas les bras. Des réunions de crise s’enchaînent. On parle d’une possible refonte de la gouvernance, d’un nouveau modèle plus inclusif, voire d’un festival « off » maintenu coûte que coûte par les indépendants et les collectivités.
Certains imaginent même une édition 2026 réduite, recentrée sur les auteurs et les visiteurs, sans les gros stands commerciaux. Une sorte de retour aux sources, plus artisanal, presque militant.
Mais soyons honnêtes : le temps presse. Les contrats avec les imprimeurs, les transporteurs, les hôtels sont déjà signés. Reporter ou réduire drastiquement l’événement coûterait aussi des millions.
Et si c’était l’occasion d’un électrochoc salutaire ?
Paradoxalement, certains y voient une chance. L’occasion de repenser totalement le modèle. Moins de star-system, plus de place pour les jeunes auteurs, une vraie réflexion écologique (le festival génère des tonnes de déchets chaque année), des tarifs plus accessibles pour le public…
J’ai même entendu parler d’idées folles comme un festival décentralisé dans plusieurs villes de Nouvelle-Aquitaine, ou une version hybride avec une grosse partie en ligne. Improbable ? Peut-être. Mais parfois, il faut toucher le fond pour rebondir.
Ce qui est sûr, c’est que la BD française traverse une crise profonde : chute des ventes, concentration du marché, précarité des auteurs… Angoulême n’est que le symptôme visible d’un mal plus large.
Alors, verdict dans quelques semaines. En attendant, Angoulême retient son souffle. Une ville entière suspendue à des négociations de couloir. Et nous, amateurs de bande dessinée, on croise les doigts pour que le 9e art ne meure pas un jeudi de novembre, dans l’indifférence générale.
Parce que si Angoulême tombe, c’est un peu toute la magie de la BD qui risque de s’éteindre avec elle.
