Je me souviens encore du jour où j’ai réalisé que le danger pouvait être tapi dans l’endroit censé être le plus sûr : son propre domicile. Ce n’était pas une série, pas un film, mais la réalité crue d’une amie qui, pendant des mois, vivait sous la menace permanente de celui qui disait l’aimer. Ce jour-là, les mots « féminicide conjugal » ont cessé d’être une statistique lointaine pour devenir une urgence brûlante.
Aujourd’hui, les derniers chiffres officiels tombés il y a quelques heures me ramènent brutalement à cette réalité. Et ils sont accablants.
Un constat qui donne le vertige
En 2024, en France, plus de trois femmes par jour ont été victimes de féminicide ou de tentative de féminicide commis par leur conjoint ou ex-conjoint. Dit comme ça, ça semble abstrait. Traduisons : toutes les sept heures environ, une femme est tuée, grièvement blessée au point de risquer la mort, ou poussée à mettre fin à ses jours par l’homme avec qui elle a partagé – ou partage encore – sa vie.
Concrètement ? 107 femmes ont été tuées. 270 ont survécu à une tentative d’assassinat. Et 906 ont été harcelées au point de tenter de se suicider ou, pour certaines, d’y parvenir. Au total, ce sont 1 283 vies détruites ou menacées rien que dans le cadre du couple. Une hausse par rapport à 2023. Et encore, ces chiffres ne concernent que les violences au sein du couple – ils n’incluent ni les féminicides hors couple, ni les décès indirects liés à des années de maltraitance.
« Toutes les 7 heures, il y a une femme que son conjoint ou ex-conjoint tue, tente de tuer, conduit à se suicider ou à tenter de se suicider. »
Observatoire national des violences faites aux femmes
Pourquoi inclure les suicides forcés change tout
Longtemps, on a compté « seulement » les féminicides directs – celles qui meurent sous les coups ou les balles. Mais la réalité est plus sournoise. Le harcèlement incessant, les menaces quotidiennes, l’isolement, la destruction psychologique : tout cela peut pousser une femme à penser que la mort est la seule issue. Et quand elle passe à l’acte, on parle trop souvent de « drame familial » ou de « geste désespéré », jamais de féminicide.
Intégrer ces suicides dans les statistiques, c’est enfin reconnaître que la violence ne s’arrête pas à la violence physique. C’est admettre que contrôler, humilier, terroriser pendant des mois ou des années peut tuer aussi sûrement qu’un couteau.
Derrière les chiffres, des mécanismes toujours identiques
Quand on lit les rapports année après année, on a parfois l’impression de relire la même histoire. La jalousie maladive, la séparation comme déclencheur principal, l’arme blanche le plus souvent, l’alcool ou les stupéfiants parfois, mais surtout cette idée terrifiante : « Si elle n’est pas à moi, elle ne sera à personne. »
Et pourtant, chaque fois, on se dit que « ça n’arrive qu’aux autres ». Jusqu’à ce que ça arrive à la voisine, à la collègue, à la sœur d’une amie. Et là, on découvre que les signaux étaient là, mais que personne n’a su – ou voulu – les voir.
- La plupart des victimes avaient déjà subi des violences antérieures
- Beaucoup avaient porté plainte (et parfois plusieurs fois)
- Certaines bénéficiaient d’une ordonnance de protection… qui n’a pas suffi
- Dans de nombreux cas, l’entourage « sentait » que quelque chose n’allait pas
Les autres violences : une litanie effroyable
Le féminicide n’est que la partie émergée – et la plus tragique – d’un iceberg gigantesque. Parce qu’avant d’en arriver là, il y a tout le reste :
- Toutes les 2 minutes, une femme est victime de viol ou de tentative de viol
- Toutes les 23 secondes, une femme subit du harcèlement sexuel, de l’exhibition ou des envois forcés de contenus sexuels
- Et entre ces deux extrêmes, il y a les coups, les insultes, les menaces, le contrôle, la peur permanente
Ces chiffres donnent le tournis. Et ils ne concernent que ce qui est déclaré ou constaté. Combien de femmes se taisent encore ?
Le cycle infernal : pourquoi c’est si difficile d’en sortir
On entend souvent : « Mais pourquoi elle ne part pas ? » Comme si c’était si simple. Quand on est sous emprise, partir représente souvent le moment le plus dangereux. Les statistiques le confirment : c’est au moment de la séparation ou juste après que le risque de passage à l’acte mortel est le plus élevé.
Et puis il y a les enfants, le logement, l’argent, la peur du jugement, la honte, l’espoir – toujours cet espoir – que « ça va changer ». Et parfois, quand enfin la femme trouve la force de partir, le système est débordé : places d’hébergement insuffisantes, suivi judiciaire aléatoire, téléphone grave danger attribué au compte-gouttes.
« Le repérage et le signalement des violences doivent devenir un réflexe. »
Secrétaire générale de la mission interministérielle
Former, former, encore former
Si les professionnels de première ligne – médecins, infirmiers, policiers, magistrats, travailleurs sociaux – étaient mieux formés, combien de vies pourraient être sauvées ? La question n’est pas rhétorique. On sait aujourd’hui que beaucoup de signaux passent à la trappe parce que la personne en face ne sait pas les identifier.
Une femme qui vient aux urgences pour la troisième fois avec des « accidents domestiques » ? Un dépôt de plainte classé sans suite parce que « il n’y a pas de preuves » ? Un médecin qui minimise parce que « tous les couples se disputent » ? Ce sont ces moments-là où tout peut basculer.
Et nous, dans tout ça ?
Je ne vais pas vous faire la morale, mais franchement : quand une amie vous dit que son mec est « un peu » possessif, que c’est « juste » des disputes, que « de toute façon il ne ferait jamais ça », on fait quoi ? On hausse les épaules ? On change de sujet ? Ou on prend cinq minutes pour lui demander vraiment comment elle va ?
Parce que derrière chaque féminicide, il y a souvent des gens qui savaient. Un peu. Pas tout. Mais assez pour que ça reste gravé quelque part. Et après, il y a ces phrases qui reviennent toujours : « Si j’avais su… », « Je pensais que c’était passager… »
Vers une prise de conscience collective ?
Il y a du mieux, soyons honnêtes. Le sujet est plus visible. On en parle dans les médias, dans les entreprises, dans certaines écoles. Les outils existent : téléphone grave danger, bracelet anti-rapprochement, ordonnances de protection renforcées. Mais on reste très loin du compte.
Tant qu’on continuera à considérer que les violences conjugales sont une affaire « privée », tant qu’on trouvera normal qu’une femme ait peur de rentrer chez elle, on restera dans ce cycle infernal.
Alors oui, les chiffres 2024 sont pires que ceux de 2023. Mais peut-être que c’est aussi le signe qu’on commence enfin à compter correctement. À voir l’ampleur du désastre. Et que, peut-être, cette fois, on va vraiment se bouger.
Parce que trois femmes par jour, c’est trois de trop.
Si vous ou une personne de votre entourage est concernée, n’attendez pas. Le 3919 est anonyme, gratuit et disponible 24h/24. Ce n’est pas une faiblesse de demander de l’aide. C’est souvent le premier pas vers la liberté.
