Vous est-il déjà arrivé de serrer un peu plus fort votre sac à main en sortant du métro, juste parce que l’ambiance du quartier vous mettait mal à l’aise ? Multipliez cette sensation par dix, tous les matins et tous les soirs, pendant des années. C’est exactement ce que vivaient les milliers de salariés qui travaillaient encore, jusqu’à récemment, dans le quartier Rosa Parks, à la frontière entre le 19e arrondissement de Paris et Aubervilliers.
Et puis un jour, la coupe a débordé. La direction a tranché : on plie bagage. Direction Levallois-Perret et Nanterre, des zones jugées plus sûres, plus agréables, plus… vivables. L’histoire est presque banale tant elle se répète dans certains coins de la capitale et de sa petite couronne. Mais quand c’est une grande banque française qui jette l’éponge, ça fait quand même du bruit.
Un quartier neuf qui n’a jamais vraiment décollé
Remontons un peu le temps. Il y a une quinzaine d’années, le secteur était présenté comme le futur joyau du nord-est parisien. Des immeubles modernes, des espaces verts, une gare toute neuve sur le RER E, un tramway qui dessert tout… Sur le papier, c’était le rêve : ramener des entreprises, des emplois qualifiés, et redonner vie à une zone longtemps laissée à l’abandon entre le périphérique et les anciennes friches industrielles.
Les promoteurs parlaient de « greffe urbaine ». L’expression était jolie. Sauf que, comme on dit parfois dans le milieu médical, la greffe n’a pas pris. Et aujourd’hui, ce sont les salariés eux-mêmes qui l’admettent sans détour.
Le trajet domicile-travail devenu cauchemar
Imaginez la scène. Il est 8 h 15. Vous sortez de la station Rosa Parks. Devant vous, la passerelle qui enjambe le périphérique. En bas, les voitures filent. En haut, le vent froid de novembre vous fouette le visage. Et puis vous les voyez : des silhouettes qui dorment encore sous des couvertures, des tentes improvisées, parfois des gens qui titubent dès le matin.
Ce n’est pas une ou deux fois par mois. C’est tous les jours. Et ça dure depuis des années.
« Franchement, on fait attention à tout. On regarde derrière soi, on évite de mettre les écouteurs, on marche au milieu du groupe quand on est plusieurs. C’est usant à la longue. »
– Une salariée rencontrée à la sortie du tram
Ce témoignage, je l’ai entendu des dizaines de fois, sous différentes formes. Ce qui frappe, c’est la lassitude. Plus vraiment de la peur panique, non. Plutôt une fatigue profonde, une résignation. On s’habitue à tout, dit-on. Sauf que là, visiblement, on ne s’habitue plus.
Quand même les vigiles ne suffisent plus
Il y a un peu plus d’un an, plusieurs entreprises du secteur avaient fini par se cotiser pour financer des agents de sécurité privés. Dix-huit personnes, en tout. Postées à des points stratégiques : sortie du RER, passerelle, abords du parc du Millénaire. Leur mission ? Rassurer. Être visibles. Éventuellement intervenir en cas de problème.
Le dispositif était inédit. Il montrait à quel point la situation était devenue hors de contrôle pour que des sociétés privées prennent en charge une mission normalement dévolue à l’État.
Mais même ça n’a pas suffi. Les agents font ce qu’ils peuvent, bien sûr. Ils sont polis, professionnels. Mais ils ne sont pas policiers. Et face à des personnes parfois très agitées, sous l’emprise de substances, leur pouvoir est limité.
- Ils ne peuvent pas vraiment disperser les campements
- Ils ne peuvent pas fouiller les sacs
- Ils ne peuvent pas verbaliser
- Ils ne peuvent, au fond, que… présence
Et présence, quand le sentiment d’insécurité est aussi ancré, ça ne pèse plus très lourd.
Un secteur à deux vitesses
Ce qui rend la situation encore plus absurde, c’est le contraste. D’un côté, des immeubles flambant neufs, des sièges d’entreprises avec cafétérias design et terrasses verdoyantes. De l’autre, à quelques mètres à peine, des zones complètement délaissées où s’accumulent les problèmes sociaux non résolus.
Le boulevard Macdonald, par exemple. Côté Paris, c’est propre, refait à neuf. Côté Aubervilliers, on retombe vite dans une réalité plus crue. Et c’est précisément sur cette frontière invisible que tout se joue.
Les salariés ne font pas de politique. Ils veulent juste pouvoir aller travailler sans stress. Et quand on leur demande s’ils regrettent le quartier, la réponse fuse presque toujours : « Non, pas vraiment. »
Les raisons officielles… et celles qu’on dit tout bas
Officiellement, la banque parle de « rationalisation des implantations », de « regroupement des équipes », de « optimisation des coûts ». Le discours corporate habituel, quoi.
Mais dans les couloirs, dans les ascenseurs, à la machine à café, on est plus direct. L’insécurité arrive en tête des motifs, très largement. Suivent parfois la difficulté d’accès en transports (malgré le RER E, les correspondances restent compliquées), le manque de commerces de proximité dignes de ce nom, l’absence de vie de quartier le soir.
Bref, tout ce qui fait qu’on se sent bien quelque part… ou pas.
« On a beau avoir un campus magnifique, si on a peur en arrivant et en partant, ça ne sert à rien. »
Cette phrase, je l’ai entendue presque mot pour mot plusieurs fois. Elle résume tout.
Que va devenir le quartier ?
C’est la grande question. D’autres entreprises sont encore là. Certaines ont renouvelé leurs baux récemment. Mais le départ d’un acteur aussi visible que cette grande banque fait tache d’huile. Psychologiquement, c’est dur à encaisser pour ceux qui restent.
Du côté des collectivités, on promet des renforts policiers, des actions sociales, des projets d’aménagement. On parle même de nouveaux éclairages, de caméras supplémentaires. Des mesures qui arrivent tard, très tard.
Car le mal est fait. La réputation du quartier est abîmée pour longtemps. Et une réputation, dans l’immobilier tertiaire, c’est presque tout.
Un symptôme plus large
Ce qui se passe à Rosa Parks n’est pas isolé. On pourrait citer d’autres zones, dans Paris ou en banlieue, où des projets ambitieux de rénovation urbaine ont fini par patiner à cause de problèmes de sécurité ou de gestion des publics précaires. La Porte de la Chapelle, certains secteurs de Saint-Denis, des parties de Clichy-sous-Bois… La liste n’est pas courte.
Le problème, c’est que ces échecs successifs finissent par alimenter un sentiment de défaitisme. Comme si certains territoires étaient condamnés à rester à la marge, malgré tous les investissements.
Et pourtant, des réussites existent. Regardez La Défense, ou plus près, le secteur Batignolles dans le 17e. Des quartiers qui ont su attirer entreprises et habitants sans que la sécurité devienne un sujet quotidien.
Alors qu’est-ce qui fait la différence ? Une présence policière plus forte dès le départ ? Une meilleure coordination entre villes ? Une prise en compte plus précoce des problèmes sociaux ? Probablement un peu de tout ça.
Et les salariés dans tout ça ?
Pour eux, le déménagement est plutôt une bonne nouvelle. Beaucoup habitent déjà dans l’ouest parisien ou les Hauts-de-Seine. Gagner vingt, trente, parfois quarante minutes de transport par jour, ce n’est pas rien.
Certains, bien sûr, regrettent les collègues qu’ils ne verront plus tous les jours. D’autres s’inquiètent des embouteillages vers Levallois aux heures de pointe. Mais globalement, le soulagement domine.
On me dit même que certains ont déjà commencé à regarder les annonces immobilières du côté de Neuilly ou Courbevoie. Quand le lieu de travail change, toute la vie peut basculer avec.
Conclusion : une leçon à tirer
L’histoire du quartier Rosa Parks est triste, mais elle est instructive. Elle montre qu’on ne fait pas une ville vivable juste avec des beaux immeubles et des lignes de tramway. Il faut aussi – et surtout – une présence humaine, une sécurité effective, une mixité sociale qui fonctionne.
Sans ça, même les projets les plus ambitieux finissent par se vider de leur substance. Les entreprises partent. Les salariés souffrent en silence. Et le quartier, lui, reste avec ses fantômes.
Espérons que cette fois, la leçon sera retenue. Parce que des secteurs comme celui-ci, il en reste encore beaucoup à réhabiliter autour de Paris. Et on ne pourra pas se permettre de les rater éternellement.
(Article rédigé à partir de nombreux témoignages recueillis sur place et d’observations directes ces dernières années. Le déménagement effectif est prévu pour le premier semestre 2026.)
