Il y a des jours où l’on sent que quelque chose vient de basculer pour de bon. Le 13 novembre dernier, vers 19 h 30, un jeune homme de vingt ans s’effondre sur le bitume marseillais, touché par plusieurs projectiles tirés à bout portant. Mehdi Kessaci n’avait jamais eu affaire à la justice. Il préparait même le concours de gardien de la paix. Pourtant, ce soir-là, deux individus casqués sur une grosse cylindrée l’ont exécuté en pleine rue comme on règle un compte qui ne vous concerne pas directement. Sauf que, justement, ça concernait toute sa famille.
Parce que son grand frère, Amine, est devenu au fil des années l’une des figures les plus visibles de la lutte citoyenne contre le narcotrafic dans les quartiers nord. Un militant écologiste, oui, mais surtout un gars du coin qui ose dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : les points de deal pourrissent la vie des habitants et transforment les gamins en soldats perdus. Alors forcément, quand on touche au petit frère, le message est limpide : « Ferme-la, ou on continue. »
Un crime qui change la donne
Ce n’est pas le énième règlement de comptes marseillais. C’est autre chose. C’est un franchissement de ligne rouge. Jusqu’à présent, les clans se tiraient dessus entre eux, parfois avec des victimes collatérales, souvent des très jeunes guetteurs ou des livreurs. Là, on frappe directement la famille d’un militant connu. C’est du jamais-vu, ou presque. Et ça fait froid dans le dos.
En quelques heures, la nouvelle fait le tour de la ville, puis du pays. Les réactions politiques tombent immédiatement. Le ministre de l’Intérieur parle d’un « crime d’intimidation » destiné à faire taire ceux qui osent. Le garde des Sceaux et lui-même se déplacent en urgence à Marseille. À l’Élysée, on organise une réunion dédiée. Bref, tout le monde comprend que l’on vient de toucher le fond, ou presque.
La DZ Mafia dans le viseur
Très vite, les enquêteurs se tournent vers un clan que tout le monde connaît dans les cités phocéennes : la fameuse DZ Mafia. Le sigle DZ, c’est pour « Delinquance Zoulouse », un clin d’œil ironique aux origines algériennes de certains membres fondateurs. À sa tête, un individu surnommé « Mamine », déjà connu des services de police et considéré comme l’un des narcotrafiquants les plus puissants de la région.
Ce groupe s’est imposé ces dernières années comme le plus structuré et le plus violent du paysage local. Contrôle de nombreux points de deal très lucratifs, go-fast depuis l’Espagne, blanchiment à grande échelle… On parle de dizaines de millions d’euros qui transitent chaque année. Et surtout, une capacité à frapper fort quand on empiète sur leur territoire ou quand on critique trop bruyamment leurs activités.
« Ils ont passé un cap. Tuer le frère d’un militant, c’est dire à toute la population : même si vous n’êtes pas dans le trafic, si vous ouvrez la bouche, on viendra chez vous. »
Un policier marseillais expérimenté, sous couvert d’anonymat
Marseille, ville sous perfusion de drogue
Pour comprendre pourquoi ce drame résonne autant, il faut replonger dans la réalité quotidienne de certains quartiers. Dans les cités nord, le trafic de stupéfiants n’est plus une activité parallèle : il EST l’économie principale. Des gamins de 12-13 ans font le guet pour 50 ou 100 euros la journée. Les plus âgés livrent, chargent les kalach, parfois tirent. Et au-dessus, une poignée de chefs encaissent des sommes folles.
Les chiffres donnent le vertige. On estime que le narcotrafic génère plusieurs centaines de millions d’euros par an rien qu’à Marseille. C’est plus que le port, plus que le tourisme dans certains secteurs. Et l’argent coule à flots : grosses berlines, montres de luxe, appartements à Dubaï ou au Maroc. Pendant ce temps, les habitants vivent sous la loi du silence.
- Plus de 60 règlements de comptes liés au trafic depuis début 2024 (record absolu)
- Des armes de guerre utilisées comme des pistolets d’enfant
- Des mineurs de plus en plus impliqués, parfois dès 14 ans
- Des saisies records de cannabis et de cocaïne, mais qui ne freinent presque rien
Une réponse politique tardive ?
On a entendu mille fois les promesses. « On va éradiquer le trafic », « On va mettre le paquet », « Marseille est une priorité nationale »… Et puis quoi ? Des opérations coup de poing médiatisées, quelques interpellations, puis le business reprend de plus belle. Cette fois, les mots sont différents. On parle de « changer de braquet », d’une menace « au moins équivalente au terrorisme ».
Concrètement, qu’est-ce qui pourrait changer ? Plusieurs pistes circulent :
- Renforcement massif des effectifs police/justice spécialisés
- Création de juridictions dédiées au narcobanditisme comme pour le terrorisme
- Gel systématique des avoirs criminels dès les premières mises en examen
- Protection renforcée des témoins et des familles menacées
- Programme ambitieux de rénovation urbaine couplé à de l’insertion pour couper l’herbe sous le pied des trafiquants
Mais beaucoup restent sceptiques. Car le problème est profond. C’est une économie parallèle qui fait vivre des milliers de familles. C’est aussi une justice débordée, des prisons surchargées, et parfois des fuites ou des corruptions qui fragilisent tout l’édifice.
Les municipales 2026 en ligne de mire
Et puis il y a cette réalité brutale : dans moins de quatre mois, les Marseillais vont voter pour leur futur maire. La sécurité est déjà LE thème numéro un dans tous les sondages. Ce drame arrive au pire moment pour la municipalité sortante et au meilleur pour ceux qui promettent la fermeté absolue.
On voit déjà les candidats se positionner. Certains demandent l’armée dans les quartiers, d’autres veulent multiplier les caméras et les arrêtés anti-rassemblement, d’autres encore misent tout sur la prévention et l’éducation. Mais tout le monde sait que l’électeur marseillais, lassé, épuisé, en a assez des discours. Il veut des résultats. Vite.
Et maintenant ?
L’enquête, elle, avance. Les images de vidéosurveillance sont exploitées, les téléphones bornés, les témoins protégés. On parle de plusieurs suspects déjà identifiés. Mais arrêter des exécutants ne suffira pas. Il faudra remonter jusqu’aux commanditaires, et surtout frapper au portefeuille. Car c’est là que ça fait mal.
En attendant, une chose est sûre : ce meurtre a réveillé quelque chose. Des collectifs citoyens se reforment, des parents d’élèves bougent, des imams prennent la parole, des éducateurs refusent de baisser les bras. Peut-être que, paradoxalement, la mort de ce jeune homme sans histoire va provoquer le sursaut que tout le monde appelait de ses vœux depuis des années.
Où va Marseille ? Vers plus de violence et de désespoir, ou vers un vrai électrochoc collectif ? Les prochains mois vont être décisifs. Et chacun, à son niveau, devra choisir son camp : celui du silence ou celui du courage.
Parce qu’au fond, derrière les kalachs et les millions, il y a des gamins qui rêvent encore de devenir gardiens de la paix. Il serait temps qu’on leur laisse une chance de réaliser leur rêve.
