Imaginez-vous en train d’écraser un avocat bien mûr sur votre tartine du dimanche matin. Ce petit plaisir tout simple, presque banal. Et si je vous disais que ce même fruit a pu coûter la vie à des dizaines de personnes avant d’atterrir dans votre assiette ? Au Mexique, l’avocat n’est plus seulement un aliment healthy. Il est devenu, littéralement, l’or vert des cartels. Et ce vert-là tache de rouge.
J’ai suivi cette histoire pendant des mois. Ce qui frappe d’abord, c’est le contraste violent : des paysages magnifiques, des collines couvertes d’arbres chargés de fruits, et au milieu, la mort qui rôde. On parle d’un État qui produit à lui seul près d’un cinquième des avocats consommés sur la planète. Un business qui pèse aujourd’hui presque 20 milliards de dollars et qui grimpe en flèche. Forcément, ça attire les convoitises. Et quand on dit « convoitises » dans ce coin du monde, on ne parle pas de gentils investisseurs en costume-cravate.
Le Michoacán, terre d’avocats… et de sang
Si vous cherchez le cœur du problème, direction l’État du Michoacán, sur la côte Pacifique. Des volcans, des forêts, un climat parfait pour l’avocat Hass – celui qu’on trouve partout dans les supermarchés. Résultat : des milliers d’hectares plantés, des villages entiers qui vivaient tranquillement de cette culture jusqu’à il y a une quinzaine d’années. Et puis les cartels ont compris que l’avocat, c’était plus rentable que certaines drogues dures, avec beaucoup moins de risques aux frontières.
Comment ça marche, concrètement ? C’est assez simple et terrifiant à la fois.
Le système d’extorsion : payer ou mourir
Les groupes criminels imposent une taxe à chaque étape de la chaîne :
- Sur chaque kilo récolté
- Sur chaque camion qui sort des vergers
- Sur les emballages dans les usines
- Même sur l’eau utilisée pour l’irrigation
Refuser ? C’est signer son arrêt de mort. Ou celui de sa famille. Des producteurs m’ont raconté qu’on leur demandait parfois jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires. Dix pour cent. Imaginez ça sur votre salaire. Et si vous n’avez pas l’argent, ils prennent vos terres. Ou ils vous forcent à planter autre chose… devinez quoi ? De l’avocat, évidemment, pour grossir leur propre production.
« Un jour ils arrivent avec des fusils, ils te disent : maintenant ce verger est à nous. Tu continues à travailler, mais l’argent va dans leur poche. »
– Un agriculteur du Michoacán, sous couvert d’anonymat
Quand un maire courageux dit stop
Il y a quelques semaines, un maire d’une grande ville du Michoacán a été abattu en pleine rue. Quarante balles. En plein jour. Devant des centaines de témoins. Son crime ? Avoir refusé de plier. Il organisait lui-même des patrouilles, survolait les zones sensibles en hélicoptère, dénonçait publiquement les collusions. Il était devenu un symbole. Et les symboles, dans ce genre de guerre, ne vivent pas vieux.
Son assassinat a déclenché une vague de manifestations dans tout le pays. Des dizaines de milliers de personnes dans les rues, surtout des jeunes. Un mouvement spontané ? Pas selon tout le monde. Certains y voient la main de l’opposition politique. Peu importe. Le message est clair : les Mexicains en ont assez.
Pourquoi l’avocat est devenu la nouvelle poule aux œufs d’or
Il y a dix ans, le kilo d’avocat se vendait parfois moins d’un dollar au producteur. Aujourd’hui, selon les années, on peut atteindre 3, 4, voire 5 dollars. Pourquoi cette explosion ? La mode du healthy, le boom du guacamole aux États-Unis, l’ouverture de nouveaux marchés en Europe et en Asie. Tout le monde veut son avocat. Et tout le monde est prêt à payer.
Pour les cartels, c’est le jackpot :
- Produit légal = aucun problème à l’export
- Marge énorme par rapport aux coûts de production
- Traçabilité quasi impossible une fois mélangé aux cargaisons légales
- Demande mondiale qui ne faiblit pas
Résultat : certains groupes ont carrément abandonné la méthamphétamine pour se concentrer sur l’avocat. C’est moins risqué, plus stable, et tout aussi juteux.
La déforestation : l’autre visage du désastre
Pour planter plus, toujours plus, il faut de la terre. Et quand la terre manque, on rase la forêt. Des milliers d’hectares de pins et de forêts primaires ont disparu ces dernières années pour faire place aux avocatiers. Des zones protégées, des réserves naturelles… rien n’arrête la fièvre verte.
Conséquence ? Érosion massive, disparition des sources d’eau, incendies plus fréquents. Les mêmes communautés qui souffrent déjà de la violence se retrouvent aussi privées d’eau potable. C’est un cercle vicieux infernal.
Et nous, consommateurs, on fait quoi ?
C’est la question qui dérange. Parce qu’on est tous un peu complices, non ? Quand on choisit l’avocat le moins cher au supermarché, on ne se demande pas vraiment d’où il vient. Pourtant, il y a des labels, des certifications bio ou équitables qui commencent à émerger. Pas parfait, mais c’est un début.
Certains restaurants aux États-Unis ont même arrêté de proposer du guacamole « par éthique ». Trop risqué, disent-ils, de cautionner indirectement ce système. Moi je trouve ça un peu extrême, mais je comprends le raisonnement.
Ce qui est sûr, c’est que le problème ne va pas disparaître tout seul. Tant que la demande explosera, il y aura des gens prêts à tuer pour fournir. Et tant que les autorités fermeront les yeux (ou seront corrompues), les cartels régneront sur les vergers.
Un futur encore plus sombre ?
Les experts sont formels : le marché mondial de l’avocat devrait dépasser les 26 milliards de dollars d’ici cinq ans. Et le Michoacán reste la région la plus productive. Sans intervention massive – et on sait à quel point c’est compliqué dans ce pays – la situation risque d’empirer.
On parle déjà de « narco-avocat » comme on parlait autrefois de « narco-trafic ». Le terme est entré dans le langage courant. Et ça fait froid dans le dos.
Alors la prochaine fois que vous achetez des avocats, regardez-les un peu différemment. Ce ne sont pas juste des fruits. Ce sont des histoires. Des vies. Parfois des vies brisées.
Et si on commençait, chacun à notre niveau, à poser des questions ? D’où vient-il ? Qui l’a cultivé ? À quel prix humain ? Peut-être que c’est naïf. Mais parfois, les grandes changements commencent par des petites prises de conscience.
Parce que franchement, le goût du guacamole, aussi bon soit-il, ne vaut pas une vie humaine.
