Il y a des voix qui ne chantent pas seulement des chansons : elles racontent une époque, un pays, une façon d’aimer. Quand la nouvelle est tombée ce vendredi 21 novembre, beaucoup d’entre nous ont eu l’impression qu’un vieux poste de radio des années 70 venait de rendre l’âme en plein milieu d’un slow. Ornella Vanoni n’est plus. À 91 ans, la Milanese aux boucles rousses flamboyantes a tiré sa révérence, laissant derrière elle un vide que même les plus belles mélodies ne combleront jamais totalement.
Je me souviens encore de la première fois où j’ai entendu L’Appuntamento. J’étais adolescent, en vacances chez une tante près de Gênes, et cette chanson passait en boucle sur une petite radio de cuisine. Je ne comprenais pas un traître mot d’italien, mais cette voix… cette façon de faire traîner les syllabes comme on retient une caresse, c’était déjà toute une histoire d’amour qui se déployait.
Une carrière qui a traversé sept décennies
Sept décennies. Quand on y pense, c’est presque indécent. Née en 1934 à Milan, Ornella aurait pu se contenter d’être une belle jeune femme de la bourgeoisie lombarde. Au lieu de cela, elle a choisi le chemin le plus escarpé : le théâtre d’abord, sous la direction de Giorgio Strehler – qui fut bien plus qu’un mentor – puis la chanson, quand beaucoup disaient qu’une fille de bonne famille n’avait rien à faire sur les scènes de cabaret.
Elle a commencé par chanter Brecht et Weill en italien, dans les caves enfumées du Piccolo Teatro. Déjà, cette voix grave, un peu rauque, capable de passer du murmure à la déflagration en une seule note, faisait tourner les têtes. Mais c’est dans la musica leggera – cette chanson populaire italienne si difficile à définir – qu’elle allait devenir une géante.
Les années d’or : quand tout Milan chantait avec elle
Les années 60 et 70, c’est l’explosion. La musica è finita, Eternità, Una ragione di più… Chaque titre est un petit bijou de mélancolie chic. Ce qui frappe, quand on réécoute aujourd’hui, c’est à quel point ces chansons étaient modernes. Ornella chantait la rupture, la solitude, le désir avec une liberté que peu de femmes osaient à l’époque.
« Je ne chante pas l’amour heureux. L’amour heureux, ça n’existe pas assez longtemps pour en faire une chanson. »
– Ornella Vanoni, dans une interview des années 80
Et cette phrase, elle l’a prouvée toute sa vie. Ses textes parlent de femmes qui attendent, qui partent, qui reviennent, qui pleurent mais qui ne s’excusent jamais d’exister. C’était révolutionnaire, dans l’Italie encore très machiste de l’après-guerre.
Sanremo, cette deuxième maison
Huit participations au Festival de Sanremo. Huit. Pour vous donner une idée, c’est plus que Mina, plus que Celentano. Elle y a tout connu : la deuxième place frustrante avec Casa bianca en 68, le prix honorifique en 99 (la première femme à le recevoir), et puis ce retour triomphal en 2018 à 83 ans, où elle a fait pleurer l’Ariston entier avec Imparare ad amarsi.
En 2023, elle était revenue présenter la finale. 88 ans, toujours cette classe folle, cette ironie mordante, cette voix qui tremblait un peu mais qui restait plus belle que toutes les jeunes ensemble. Le public debout, les larmes, les bravos… C’était déjà un adieu sans le dire.
- 1964 : Victoire au Festival de Naples (un concours aujourd’hui disparu mais immense à l’époque)
- 1968 : 2e place à Sanremo avec Casa bianca
- 1999 : Prix pour l’ensemble de la carrière – première femme distinguée
- 2018 : 5e place à 83 ans avec Tozzi et Ruggeri
- 2023 : Présentatrice de la finale à 88 ans
Les collaborations qui ont fait l’histoire
Ornella n’a jamais chanté seule. Elle a eu cette intelligence rare de s’entourer des meilleurs, et surtout de ceux qui la comprenaient vraiment.
Gino Paoli d’abord. Leur histoire d’amour tumultueuse a donné parmi les plus beaux duos de la chanson italienne. Senza fine, Anche se… Quand on écoute ça aujourd’hui, on sent encore la passion, la jalousie, les disputes et les réconciliations. C’était du vécu mis en musique.
Puis il y a eu les rencontres improbables : George Benson sur Un altro pensiero, Herbie Hancock, Vinicio Capossela, Lucio Dalla… Et même Sting, qui disait d’elle qu’elle avait « la voix la plus sensuelle du monde ».
Une femme libre dans un monde d’hommes
Ce qui me frappe le plus, quand je repense à Ornella, c’est sa liberté. Elle a fumé toute sa vie, bu du gin en coulisses, répondu cash aux journalistes, assumé ses rides, ses amours, ses erreurs. Elle disait : « J’ai eu une vie magnifique parce que j’ai toujours fait exactement ce que je voulais. »
Dans les années 60, elle posait déjà en pantalon et chemise ouverte là où les autres chanteuses portaient encore des robes de princesse. Elle parlait de sexualité, de dépression, de liberté féminine bien avant que ça devienne tendance. Elle était punk sans le savoir.
Les derniers feux d’une étoile
Même ces dernières années, elle n’avait rien perdu de sa flamme. En 2018, son album Un pugno di stelle avec Gino Paoli encore lui, était magnifique. Elle chantait moins fort, mais plus profond. Chaque note semblait peser le poids d’une vie entière.
Et puis il y a eu ces apparitions télé, ces interviews où elle balançait des vérités avec l’élégance d’une vieille lionne. Quand on lui demandait si elle avait peur de la mort, elle répondait : « Peur ? Non. Curiosité, oui. »
Et maintenant ?
Aujourd’hui, l’Italie est en deuil. À Milan, les drapeaux sont en berne dans certains théâtres. Sur les réseaux, les jeunes redécouvrent L’Appuntamento (oui, celle d’Ocean’s Thirteen) et tombent amoureux comme nous autrefois.
Parce que c’est ça, la magie d’Ornella : elle ne vieillit pas. Ses chansons parlent toujours à 20 ans comme à 90. Elles parlent d’amour, oui, mais surtout de dignité. De cette capacité à rester debout même quand tout s’effondre.
« La musique ne finit jamais vraiment. Elle attend juste qu’on appuie sur play. »
Alors ce soir, j’ai remis Domani è un altro giorno. Et quelque part, dans l’appartement d’à côté, je suis sûr qu’une autre personne a fait exactement la même chose. Parce qu’Ornella est partie, mais sa voix de velours, elle, continue de nous envelopper.
Merci pour tout, signora. Et comme vous le disiez si bien : demain est un autre jour. Mais aujourd’hui, on a juste envie de rester un peu avec vous.
Reposez en paix, reine de la chanson italienne. Vos mélodies continueront de faire battre nos cœurs longtemps après que la vôtre s’est tue.
