Le bitume garde parfois la mémoire plus longtemps que les hommes. Au rond-point Claudie-Darcy, dans les quartiers nord de Marseille, une tache sombre refuse de s’effacer complètement sous les pluies d’automne. C’est là que, le 13 novembre dernier, un jeune homme de vingt ans a été fauché en pleine poitrine par des balles de kalachnikov. Un commando en moto, deux minutes à peine, et une vie qui s’arrête net. Mehdi n’était ni dealer ni guetteur. Juste un garçon qui rentrait chez lui.
Ce samedi, des centaines de personnes vont marcher en silence pour lui. Des roses blanches, des ballons, des larmes qui coulent sans bruit. Et au milieu de tout ça, un père qui n’a plus que sa douleur comme arme.
« Regardez, le sang de mon fils est toujours là »
Ahmed a 54 ans. Barbe blanche, casquette noire vissée sur la tête, il avance lentement vers le petit mémorial improvisé. Il désigne le sol du doigt, presque avec tendresse.
« Regardez le sang de Mehdi, il est là, il ne part pas comme ça… »
Sa voix tremble un peu, mais il tient bon. Garagiste de métier, il a l’habitude de réparer les choses. Sauf que là, rien ne se répare. Son fils est parti « pour rien », répète-t-il plusieurs fois, comme s’il cherchait encore à comprendre l’absurdité du geste.
Il parle doucement, mais chaque mot porte. Il sait que des caméras tournent, que des journalistes notent, que demain tout le monde rentrera chez soi. Alors il insiste : ce n’est pas qu’une affaire marseillaise. C’est l’affaire de toute la France.
Un appel qui dépasse largement les frontières de la cité
Ce qui frappe, c’est la lucidité du père. Il ne demande pas vengeance. Il demande victoire. Une victoire collective contre ce qu’il appelle simplement « le mal ».
« J’espère que la prise de conscience commence aujourd’hui. Même à Paris, il y a une manifestation. Si on est solidaires, on peut changer le monde tous ensemble. »
Ahmed Kessaci, quelques minutes avant la marche blanche
Il sait que les marches blanches, il y en a eu des dizaines avant celle-ci. Des visages d’enfants, d’ados, parfois même de passants innocents, alignés sur les murs des cités comme un sinistre album de famille. Mais cette fois, il veut croire que quelque chose peut bouger. Vraiment.
Amine, l’autre fils qui porte déjà le combat depuis des années
À côté d’Ahmed, il y a Amine. Le grand frère. Celui qui, bien avant le drame, avait déjà choisi de se battre autrement. Écologiste, militant, il alerte depuis longtemps sur la gangrène du narcotrafic. Il connaît les réseaux, les mécanismes, les failles. Il parle aux politiques, aux associations, aux jeunes.
Aujourd’hui, il est « moralement à zéro », confie son père. On le serait à moins. Perdre son petit frère dans ces conditions, c’est un cauchemar dont on ne se réveille pas.
Mais Amine continue. Parce qu’il n’a pas le choix. Parce que s’arrêter, ce serait trahir la mémoire de Mehdi. Et ça, il ne le fera jamais.
La solution selon le père : frapper là où ça fait mal
Quand on lui demande ce qu’il faut faire, Ahmed ne tourne pas autour du pot. Pour lui, la réponse est simple, presque brutale :
« Il faut s’en prendre aux consommateurs. Pour eux, ça doit être la prison ! »
Pas de demi-mesure. Pas de discours lénifiant sur la prévention ou la réduction des risques. Il veut couper l’oxygène financier des réseaux. Parce que tant qu’il y aura de l’argent facile, il y aura des kalachnikovs prêtes à cracher la mort pour un territoire ou un point de deal.
Et franchement, on peut comprendre sa colère. Quand votre enfant de vingt ans tombe sous les balles pour un trafic qui rapporte des milliards, vous n’avez plus envie d’entendre parler de « jeunesse perdue » ou de « cercle vicieux ». Vous voulez que ça s’arrête. Point.
Marseille, ville magnifique… mais à quel prix ?
Ahmed répète souvent que Marseille est une ville magnifique. Il l’aime, cette ville. Il y est né, il y travaille, il y a élevé ses enfants. Mais il sait aussi que sous le soleil et les cartes postales, il y a cette autre réalité. Celle des cités où la loi du plus fort remplace celle de la République.
Il ne demande pas la lune. Il demande la sécurité totale. Un mot qui peut sembler naïf, presque enfantin. Et pourtant, est-ce trop demander que de pouvoir rentrer chez soi sans risquer de prendre une balle perdue ?
- Un jeune qui sort du travail
- Une mère qui va chercher son pain
- Un gamin qui joue au foot dans la cour
Tous peuvent tomber, un jour, sous les balles d’un règlement de comptes qui ne les concerne même pas. C’est ça, la terrifiante banalité du narcobanditisme version 2025.
Et après la marche blanche ?
C’est la grande question que tout le monde se pose, même si peu osent la formuler à voix haute. Demain, les caméras seront parties. Les politiques auront fait leur discours. Les fleurs faneront sur le bitume.
Ahmed le sait mieux que quiconque. Il l’a dit lui-même : « Après ces marches, chacun va rentrer chez soi… »
Alors il insiste, encore et encore. Il faut que l’État soit là. Vraiment là. Pas juste avec des effets d’annonce ou des renforts policiers pendant trois mois. Il faut une mobilisation durable, nationale, implacable.
Parce que le narcotrafic ne connaît pas les frontières départementales. La cocaïne qui arrive au port de Marseille finit dans les narines des Parisiens, des Lyonnais, des Bordelais. Les armes qui tuent dans les cités phocéennes viennent souvent d’ailleurs. Tout est lié.
Un réveil citoyen qui tarde
Amine, le frère, l’avait dit bien avant le drame : « Levez-vous ! Ça fait des années qu’on dort. »
Aujourd’hui, son père reprend le flambeau avec ses propres mots. Il n’a plus que deux bras, dit-il. Il ne peut pas se battre seul.
Moi, je regarde ça et je me dis : combien de Mehdi faudra-t-il encore pour que ça bouge vraiment ? Combien de pères brisés, de mères effondrées, de frères détruits ?
Parce que derrière les statistiques – plus de 50 morts en 2024 dans les règlements de comptes à Marseille, record battu en 2025 – il y a des visages. Des histoires. Des vies fauchées bien avant l’heure.
Vers une prise de conscience nationale ?
Ce qui est nouveau, peut-être, c’est que le cri de cette famille commence à être entendu au-delà de la cité phocéenne. Des rassemblements ont lieu dans plusieurs villes de France ce samedi. Des citoyens lambda, qui n’ont parfois jamais mis les pieds à Marseille, descendent dans la rue.
Est-ce le début de quelque chose ? Difficile à dire. Mais quand un père vous regarde dans les yeux et vous dit « mon fils est parti pour rien », ça remue quelque chose. Ça remue même beaucoup.
Peut-être que cette fois, on ne rentrera pas tous chez nous comme si de rien n’était.
Peut-être que cette fois, on comprendra enfin que la sécurité d’une ville, c’est la sécurité de tout un pays.
Peut-être.
En attendant, sur le bitume du rond-point Claudie-Darcy, les roses blanches continuent de s’accumuler. Et le sang de Mehdi, lui, refuse toujours de partir complètement.
Comme un rappel. Comme un cri silencieux qui dit : maintenant, agissez.
