Vous est-il déjà arrivé de lire une lettre écrite par un enfant de 14 ans qui supplie une juge de venir le sauver ? Pas une lettre d’enfant gâté qui réclame un nouveau jeu vidéo. Non, une lettre où chaque mot tremble de fatigue et de peur, où l’on sent que l’écriture a été faite en cachette, entre deux corvées qui n’en finissent pas.
J’ai eu ce texte entre les mains récemment et, franchement, il m’a retourné. Parce qu’il date de 2015, mais qu’il aurait très bien pu être écrit hier. Et parce qu’il raconte quelque chose qu’on préférerait croire appartenir au XIXe siècle : le travail forcé d’enfants placés par l’État lui-même.
Quand le refuge devient une prison déguisée
On nous parle souvent des familles d’accueil comme d’un lesser evil, la solution « humaine » quand les parents biologiques ne peuvent plus assumer. On imagine des bras chaleureux, un cadre stable, presque une seconde chance. Et puis il y a l’autre version. Celle que personne ne veut voir.
Celle où l’enfant placé devient, ni plus ni moins, la bonne à tout faire de la maison. Ou pire : la main-d’œuvre gratuite d’une petite entreprise familiale. C’est ce qu’a vécu Romain (le prénom a été changé) entre ses 14 et 15 ans, dans une famille qui possédait un élevage canin.
Un quotidien qui n’a rien d’un placement éducatif
Réveil à 5 h 30. Nettoyage des boxes. Nourriture des chiots. Ramassage des excréments. Et ensuite, vite, l’école – quand il avait le droit d’y aller. Le soir, rebelote. Week-ends, vacances scolaires ? Même punition. Pas un euro en poche, pas un merci, juste des remarques quand ce n’était pas fait assez vite.
« On était les bonnes de la maison », écrit-il à la juge. « On faisait tout, on n’avait jamais le droit de sortir, jamais le droit de voir des copains. »
Ce qui rend l’histoire encore plus vertigineuse, c’est que cette famille était agréée. Elle touchait des indemnités pour accueillir ces adolescents. L’argent rentrait, le travail aussi – mais seulement dans un sens.
Des signalements qui restent lettre morte
Et les services sociaux, dans tout ça ? Romain et sa sœur ont prévenu. Plusieurs fois. Par lettre, par téléphone, en rendez-vous. On leur a répondu qu’ils exagéraient, qu’il fallait « participer à la vie de la famille », que c’était normal de rendre service.
Traduction : on a fermé les yeux. Parce que trouver des places en famille d’accueil relève parfois du miracle. Parce que certains départements manquent cruellement de solutions. Parce qu’il vaut mieux un toit, même toxique, que la rue ou un foyer surchargé. Vraiment ?
- Lettres désespérées envoyées à la juge des enfants → classées sans suite
- Signalements à l’éducateur référent → minimisés
- Plaintes à la police → archivées des mois durant
- Fuite de la fratrie en 2015 → enfin écoutée… mais trop tard
Il aura fallu que les deux adolescents s’enfuient pour que le placement soit enfin rompu. Entre-temps, un an de vie volée.
Un phénomène plus répandu qu’on ne le croit
Ce qui est terrifiant, c’est que l’histoire de Romain n’est pas isolée. Loin de là. Ces dernières années, plusieurs affaires similaires ont éclaté un peu partout en France : enfants placés transformés en bergers dans des fermes, en aides-soignants non déclarés dans des maisons de retraite familiales, en employés de ménage ou de restauration dans des hôtels tenus par la famille d’accueil.
Parfois c’est « seulement » les tâches ménagères à rallonge. Parfois c’est clairement de l’exploitation économique. Et dans les cas les plus graves, on frôle la traite des êtres humains – qualification pénale que Romain a d’ailleurs retenue dans sa plainte déposée à l’âge adulte.
« J’ai mis des années à comprendre que ce qu’on m’avait fait subir avait un nom. Et que c’était interdit. »
Romain, aujourd’hui âgé de 28 ans
Il a fallu attendre ses 26 ans pour qu’il trouve la force – et les mots juridiques – de porter plainte. Entre-temps, la cicatrice est là. La scolarité bousillée, la confiance en autrui anéantie, la colère intacte.
Les failles d’un système sous tension
Comment en arrive-t-on là ? Il y a d’abord la pénurie chronique de places. Certains départements peinent à recruter des familles d’accueil. Du coup, les contrôles sont parfois bâclés. Un agrément obtenu il y a dix ans n’est pas forcément réévalué sérieusement.
Ensuite, il y a cette idée tenace que l’enfant placé doit « mériter » sa place. Qu’il doit se rendre utile. Comme si le simple fait d’exister ne suffisait pas. Comme si l’État payait pour avoir une domestique plutôt que pour protéger un mineur en danger.
Et puis il y a le silence. Celui des enfants qui ont appris très tôt qu’on ne les croit jamais. Celui des travailleurs sociaux débordés qui ferment les yeux pour ne pas avoir à gérer une nouvelle crise. Celui, enfin, des institutions qui préfèrent étouffer les scandales plutôt que de les affronter.
Vers une prise de conscience (trop) tardive ?
Ces dernières années, les témoignages se multiplient. Des associations d’anciens placés montent au créneau. Des rapports officiels pointent les dérives. On commence même à parler de créer un statut protecteur spécifique pour les enfants en famille d’accueil – avec interdiction claire de tout travail régulier et non rémunéré au-delà de quelques menus services.
Mais le chemin est long. Très long. Parce qu’il touche à des croyances profondes : la sacro-sainte famille d’accueil, la peur du « tout foyer », le manque de moyens criant de l’Aide Sociale à l’Enfance.
En attendant, des gamins continuent de se lever à l’aube pour nettoyer des cages, traire des chèvres ou servir des clients dans le restaurant familial. Sans contrat. Sans salaire. Et souvent sans personne pour les défendre.
Ce qu’il faudrait changer, maintenant
Si on veut que ça s’arrête, il faut agir sur plusieurs fronts à la fois :
- Renforcer très sérieusement les contrôles des familles d’accueil (visites inopinées, entretiens séparés avec les enfants)
- Former les travailleurs sociaux à repérer les signes d’exploitation économique
- Créer un numéro vert anonyme réellement efficace pour les enfants placés
- Instaurer des limites claires : pas plus de 2 heures de tâches domestiques par semaine, jamais avant ou après l’école, jamais en lien avec l’activité professionnelle des accueillants
- Punir sévèrement les dérives – retrait immédiat d’agrément et poursuites pénales
Et surtout, redonner la parole aux premiers concernés : les enfants et les anciens enfants placés. Parce qu’eux seuls savent vraiment ce qui se passe derrière les portes closes.
La lettre de Romain, écrite il y a dix ans, se termine par ces mots : « Madame la juge, aidez-nous, je vous en supplie ! Faites vite. »
Elle a attendu dix ans pour être enfin entendue.
Espérons que les prochaines n’auront pas à attendre aussi longtemps.
