Imaginez-vous en pleine forêt, là où le chant des oiseaux remplace le bruit des klaxons. Et d’un coup, le ronronnement sourd des tronçonneuses. En quelques heures, un coin de nature paisible se transforme en champ de bataille écologique. C’est exactement ce qui se passe en ce moment entre Couzeix et Nieul, en Haute-Vienne. Et franchement, ça fait mal au cœur.
Une route à 20 millions d’euros le kilomètre : le choc des chiffres
Quand on parle de « la route la plus chère de France », on pourrait croire à une exagération militante. Sauf que les chiffres parlent d’eux-mêmes. 132 millions d’euros pour seulement 6,5 kilomètres de 2×2 voies. Faites le calcul : ça fait plus de 20 millions au kilomètre. À titre de comparaison, certaines sections d’autoroute coûtent deux à trois fois moins cher. Alors forcément, la question fuse : où va l’argent ?
Les opposants, regroupés sous le nom évocateur d’Alouettes 87, ne décolèrent pas. Ils pointent un projet pharaonique, pensé il y a plus de trente ans, qui n’a plus rien à voir avec les enjeux actuels. Urgence climatique, sobriété foncière, explosion des coûts des matériaux… Tout plaiderait, selon eux, pour abandonner cette idée d’un autre temps.
« On rase 15 hectares de forêt pour une déviation dont personne ne veut vraiment, sauf peut-être quelques élus qui refusent de tourner la page. »
– Un membre du collectif Alouettes 87
15 hectares rasés, 11 000 arbres à terre
Le chiffre donne le vertige. Quinze hectares. C’est l’équivalent de vingt-deux terrains de football. Hêtres, chênes rouvres, châtaigniers, bouleaux… Des arbres parfois centenaires qui tombaient déjà sous les scies avant même que la justice ne rende son dernier mot. Les photos prises sur place font mal : des clairières béantes là où, la veille encore, régnait l’ombre fraîche d’une forêt vivante.
Et puis il y a la faune. Les alouettes, bien sûr, qui ont donné leur nom au collectif, mais aussi chevreuils, sangliers, rapaces, chauves-souris… Toute une biodiversité ordinaire qui se retrouve brusquement sans habitat. On parle beaucoup des grands mammifères charismatiques, mais ce sont souvent ces espèces communes qui assurent l’équilibre des écosystèmes.
- 11 000 arbres abattus (estimation officielle)
- Plus de 30 espèces d’oiseaux nicheuses impactées
- Plusieurs zones humides détruites ou fragmentées
- Corridor écologique majeur coupé net
Un avis défavorable balayé d’un revers de main
Ce qui rend la pilule encore plus amère, c’est que l’enquête publique a rendu un avis défavorable. Clair et net. Le commissaire enquêteur avait pointé des failles majeures : coût exorbitant, impact environnemental sous-estimé, alternatives non étudiées sérieusement. En temps normal, un tel avis enterre un projet. Sauf que là, miracle administratif, on passe outre.
Le tribunal administratif, saisi en référé, a validé la procédure. Les juges estiment que tout a été fait dans les règles. Règles que beaucoup trouvent justement trop souples quand il s’agit de grands travaux publics. Résultat : les tronçonneuses ont démarré avant même que les recours au fond ne soient examinés.
La sécurité routière, l’argument massue
De l’autre côté, les défenseurs du projet agitent l’étendard de la sécurité. Et il faut bien reconnaître que l’argument porte. Le tronçon actuel, une départementale sinueuse, affiche un taux d’accidents mortels deux fois supérieur à la moyenne nationale. Des familles endeuillées, des carrefours dangereux, des poids lourds qui se croisent difficilement… Personne ne nie le problème.
Mais – et c’est là que le débat devient passionnant – est-ce que la solution à 132 millions est la seule possible ? Des aménagements plus légers (giratoires, ralentisseurs intelligents, limitations adaptées) auraient-ils pu suffire ? C’est la question que posent les opposants, et qu’ils estiment éludée depuis des années.
« On nous vend la sécurité, mais à quel prix ? Littéralement. »
Un projet né sous Giscard, ressuscité en 2025
Ce qui frappe aussi, c’est l’âge du projet. Les premières études datent des années 70-80, époque où l’on bitumait à tour de bras pour « désenclaver » les territoires. À l’époque, l’écologie passait après le progrès. Aujourd’hui, on sait que ce modèle a ses limites. Pourtant, certains schémas directeurs continuent de porter ces vieilles lunes comme des vérités révélées.
Entre-temps, les coûts ont explosé. Inflation des matériaux, normes environnementales plus strictes, mesures compensatoires obligatoires… Ce qui coûtait « raisonnable » il y a vingt ans devient aujourd’hui hors de prix. Et ce sont les contribuables qui passent à la caisse.
Et les alternatives, on en parle ?
Le collectif Alouettes 87 ne se contente pas de dire non. Ils proposent. Report modal vers le train (la ligne Limoges-Poitiers pourrait être modernisée), développement du covoiturage, télétravail, requalification de la route existante… Des solutions moins gourmandes en foncier et en argent public.
Car au fond, la question dépasse la Haute-Vienne. Elle concerne toute la France des territoires ruraux et périurbains : doit-on continuer à bétonner pour suivre un modèle de mobilité daté, ou peut-on inventer autre chose ? La réponse qu’on apportera ici fera peut-être jurisprudence ailleurs.
Une mobilisation qui ne faiblit pas
Sur le terrain, la résistance s’organise. Recours juridiques, rassemblements, actions symboliques (plantations d’arbres ailleurs pour compenser), présence quotidienne sur le chantier pour témoigner… Les militants ne lâchent rien, même si les engins sont déjà à l’œuvre.
Et quelque part, c’est aussi une histoire de dignité. Habiter un territoire, ce n’est pas seulement profiter des services, c’est aussi avoir son mot à dire sur ce qu’on en fait. Quand on vous impose un projet à 132 millions malgré vos alertes répétées, ça laisse des traces.
Alors oui, la route verra peut-être le jour. Mais elle portera longtemps la marque de cette contestation. Et qui sait, peut-être qu’un jour, on regardera ces 6,5 kilomètres de bitume comme on regarde aujourd’hui certains barrages des Trente Glorieuses : avec un mélange de nostalgie et d’embarras.
En attendant, la forêt continue de tomber. Et les alouettes, elles, cherchent déjà un autre ciel.
