Il y a des chiffres qui vous prennent à la gorge. 764. Ce n’est pas une statistique abstraite, c’est le nombre de salariés du privé morts à la suite d’un accident du travail en France en 2024. Cinq de plus qu’en 2023. Vingt-six de plus qu’en 2022. Et quand on ajoute les accidents de trajet et les maladies professionnelles, on dépasse les 1 300 vies perdues à cause du boulot. Franchement, ça fait froid dans le dos.
J’ai lu ces chiffres un matin, café à la main, et j’ai reposé la tasse. Parce qu’on parle de gens qui sont partis un lundi comme un autre, en embrassant leur famille, et qui ne sont jamais rentrés.
Un record qui ne veut pas redescendre
Depuis plusieurs années maintenant, la courbe ne fait que monter. On aimerait se dire que c’est un mauvais pic, que l’année prochaine sera meilleure. Mais non. Chaque rapport annuel ressemble à une mauvaise blague qui se répète. Pire : les données qu’on nous donne sont parcellaires. Elles ne concernent que le régime général, c’est-à-dire les salariés du privé hors agriculture, hors fonction publique, hors indépendants sans assurance volontaire. En clair, le chiffre réel est forcément plus lourd.
Et pourtant, on nous répète que la fréquence des accidents baisse légèrement (-1,1 %). C’est vrai sur le papier. Mais quand les accidents mortels, eux, augmentent, on se demande sérieusement où est le progrès.
Les jeunes paient le prix fort
Ce qui m’a le plus secoué, c’est cette phrase, presque passée inaperçue : plus de la moitié des décès concernent des salariés de moins de 25 ans. Plus de la moitié. Laissez ça vous traverser.
Un gamin qui vient de décrocher son premier CDI, ou plus souvent son énième contrat d’intérim, et qui se retrouve six pieds sous terre avant même d’avoir fêté ses 25 ans. Et le rapport précise que plus de 20 % des accidents mortels surviennent dans l’année qui suit l’embauche. Autrement dit, quand tu débutes, tu es une cible.
« On balance les jeunes dans le grand bain sans gilet de sauvetage, sans formation sérieuse, avec des cadences infernales et des chefs qui regardent ailleurs. »
Un délégué syndical du BTP que j’ai croisé récemment
Il n’a pas tort. L’intérim, la sous-traitance en cascade, les plannings explosés, les heures sup’ non déclarées… tout ça forme un cocktail explosif. Et c’est toujours le même qui trinque : celui qui est en bas de l’échelle.
Les femmes rattrapent les hommes… en pire
Autre tendance qui ne trompe pas : les accidents du travail chez les femmes ont bondi de +26 % depuis 2001. Chez les hommes, ils ont chuté de 40 %. Résultat ? La part des femmes dans les accidents graves augmente chaque année.
Pourquoi ? Parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses dans des secteurs pénibles : logistique, aide à domicile, nettoyage industriel, agroalimentaire. Des métiers où on te demande de porter lourd, de répéter les gestes jusqu’à l’usure, avec des horaires éclatés et zéro reconnaissance.
Maladies professionnelles : l’autre hécatombe silencieuse
On parle beaucoup des chutes de toit ou des écrasements par machine – et c’est normal, c’est brutal. Mais il y a l’autre guerre, plus sournoise : les maladies professionnelles. +6,7 % en un an.
- Troubles musculosquelettiques : +6,6 % (épaules détruites, dos en miettes, poignets foutus)
- Pathologies liées à l’amiante : +8,5 % (un scandale qui n’en finit pas de tuer)
- Affections psychiques : +9 % (le chiffre a doublé depuis 2020)
Cette dernière ligne m’obsède. Doublé en quatre ans. On est en train de cramer toute une génération au travail. Burn-out, dépression, anxiété généralisée, suicides… tout ça rentre désormais dans les tableaux Excel de la sécu sous la colonne « maladies pro ».
Pourquoi rien ne bouge vraiment ?
On pourrait se dire : « Ok, c’est dramatique, mais les entreprises vont se réveiller, l’État va taper du poing. » Sauf que non. Et là, je vais être cash : depuis la fusion des CHSCT dans les comités sociaux et économiques, on a perdu un outil précieux de prévention. Les représentants du personnel n’ont plus les moyens, ni le temps, ni la formation pour faire correctement leur boulot de vigilance.
Ajoutez à ça la pression sur les inspecteurs du travail – ils sont de moins en moins nombreux pour toujours plus d’entreprises – et vous avez la recette parfaite pour que rien ne change.
« On préfère payer des indemnités plutôt que d’investir dans la prévention. C’est moins cher à court terme. »
Un ancien directeur HSE d’un grand groupe du BTP
Cette phrase, je l’ai entendue plusieurs fois. Et elle résume tout.
Et demain ?
On pourrait terminer sur une note désespérée. Ce serait facile. Mais je crois qu’il y a des leviers. Pas miraculeux, mais réels.
- Rétablir des instances dédiées à la santé et sécurité avec de vrais pouvoirs
- Former sérieusement les nouveaux arrivants (pas un PowerPoint de 15 minutes le premier jour)
- Stopper la course à la sous-traitance low-cost qui transforme les chantiers en far-west
- Reconnaître enfin la pénibilité mentale comme on reconnaît la pénibilité physique
- Augmenter massivement les effectifs de l’inspection du travail
Ce n’est pas utopique. C’est juste une question de volonté politique et d’humanité.
Parce que derrière chaque numéro, il y a un père, une mère, un fils, une fille. 764 fois, en 2024, une famille a reçu le coup de fil qu’on redoute tous. Et ça, ça devrait suffire à faire bouger les lignes.
Je ne sais pas vous, mais moi, j’en ai marre d’écrire le même article tous les ans avec juste quelques morts de plus. Il serait temps que 2025 soit l’année où la courbe redescend. Vraiment.
