Il est deux heures du matin quand les premières détonations résonnent dans les ruelles de Naplouse. Pour les habitants, ce n’est malheureusement plus une surprise. En quelques minutes, l’information tombe : un Palestinien vient d’être tué par l’armée israélienne. Mais cette fois, ce n’est pas n’importe qui. Il s’agirait de l’homme qui, un an et demi plus tôt, avait foncé en voiture sur un groupe de soldats, tuant deux d’entre eux. Une opération présentée comme une réussite totale côté israélien. Et pourtant, elle laisse un goût amer, tellement elle illustre l’engrenage infernal dans lequel la Cisjordanie semble définitivement coincée.
J’ai suivi ce conflit de près depuis des années, et je dois dire que rarement une opération « ciblée » n’a aussi bien résumé la tragédie qui se joue là-bas. On parle d’un homme barricadé, armé, neutralisé. Mais derrière les communiqués militaires, il y a des familles, des quartiers entiers sous tension permanente et une jeunesse qui grandit dans la haine. Allons plus loin.
Une opération nocturne rondement menée… sur le papier
Reprenons les faits tels qu’ils ont été rapportés. Ala Raouf Shetiyya, c’est son nom, était recherché depuis le 29 mai 2024. Ce jour-là, à l’entrée sud de Naplouse, il avait lancé sa voiture à pleine vitesse contre un barrage militaire. Deux soldats de la 90e division, à peine vingt ans chacun, n’avaient eu aucune chance. L’attaque avait choqué Israël, relançant le débat sur la sécurité des check-points en Cisjordanie.
Dix-huit mois plus tard, le voilà donc localisé dans un immeuble de l’est de la ville. Les forces spéciales bouclent le quartier, somment l’homme de se rendre. Refus. Échange de tirs. Puis l’armée ouvre le feu avec des armes lourdes sur le bâtiment. À l’aube, le communiqué tombe : « terroriste éliminé », plusieurs « complices » arrêtés. Mission accomplie.
« Les forces ont éliminé le terroriste qui s’était barricadé et était armé », précise sobrement le porte-parole militaire.
Des témoins sur place racontent autre chose : des tirs nourris pendant plus d’une heure, des murs éventrés, du sang partout mais aucun corps visible au petit matin. Classique dans ce genre d’opérations où l’armée emporte systématiquement les dépouilles. Une pratique qui alimente la colère palestinienne, évidemment.
Naplouse, ville symbole de la résistance
Il faut comprendre une chose : Naplouse n’est pas n’importe quelle ville. Avec Jénine, c’est le cœur battant de la résistance armée en Cisjordanie. La vieille casbah, ses ruelles labyrinthiques, ses ateliers d’armement artisanal… Pendant la deuxième Intifada déjà, elle avait donné du fil à retordre à l’armée israélienne. Vingt ans après, rien n’a vraiment changé.
Au contraire. Depuis octobre 2023 et le début de la guerre à Gaza, les incursions se sont multipliées. À un rythme presque quotidien. L’armée parle de « lutte antiterroriste ». Les Palestiniens, eux, parlent d’occupations punitives. Les deux versions se croisent rarement.
- Plus de 700 raids israéliens en Cisjordanie rien qu’en 2025
- Des dizaines de cellules armées locales qui se reconstituent en permanence
- Une nouvelle génération qui ne croit plus du tout à la solution à deux États
Et là, je vous pose la question : comment voulez-vous que la paix avance quand chaque opération, aussi « réussie » soit-elle, crée dix nouveaux candidats au martyre ?
Un bilan humain qui donne le vertige
Regardons les chiffres, parce qu’ils parlent mieux que n’importe quel discours. Depuis le 7 octobre 2023 :
- Plus de 1 100 Palestiniens tués en Cisjordanie (combattants et civils confondus)
- Une quarantaine d’Israéliens tués dans des attaques ou lors d’opérations militaires
- Des milliers d’arrestations, souvent sans procès
- Des colonies qui continuent de s’étendre malgré les condamnations internationales
Et le pire, c’est que même la trêve à Gaza, pourtant fragile, n’a rien changé. Comme si la Cisjordanie vivait dans une autre dimension temporelle du conflit. Plus personne ne parle de négociations. On est dans la gestion sécuritaire pure et dure.
« La Cisjordanie est devenue un baril de poudre prêt à exploser », confiait récemment un haut responsable sécuritaire palestinien, sous couvert d’anonymat.
Pourquoi cette opération change-t-elle la donne (ou pas)
Sur le plan tactique, éliminer l’auteur d’une attaque aussi médiatisée en 2024, c’est un message clair envoyé aux groupes armés : personne n’est intouchable. L’armée israélienne montre qu’elle garde la capacité de frapper n’importe où, n’importe quand, même dix-huit mois après les faits.
Mais sur le plan stratégique ? C’est autre chose. Parce que derrière chaque « terroriste éliminé », il y a souvent un frère, un cousin, un ami qui va vouloir venger. J’ai vu ça des dizaines de fois. C’est le cycle classique.
Et puis il y a la question des « collaborateurs » arrêtés. En langage militaire, ça veut souvent dire des informateurs. Ce qui signifie que malgré la colère populaire, il y a toujours des Palestiniens prêts à parler. Un sujet explosif, qui nourrit la paranoïa et les règlements de comptes internes.
Et maintenant ?
Franchement, je ne vois pas d’issue positive à court terme. Tant que la guerre à Gaza laissera des cicatrices ouvertes, tant que les colonies continueront de grignoter du terrain, tant que l’Autorité palestinienne sera perçue comme impotente… eh bien la Cisjordanie continuera de brûler doucement.
Cette opération à Naplouse, aussi « propre » soit-elle présentée, n’est qu’un épisode de plus. Un épisode tragique, comme tant d’autres. Et le plus terrifiant, c’est qu’on commence à s’y habituer.
Je termine comme j’ai commencé : il était deux heures du matin à Naplouse. Une vie s’est arrêtée. Deux familles, l’une israélienne, l’autre palestinienne, continuent de porter le deuil d’il y a dix-huit mois. Et quelque part, un adolescent regarde la scène, serre les poings, et se dit que demain, ce sera peut-être à son tour.
Voilà où on en est. Et honnêtement, ça fait mal au cœur.
