Vous êtes-vous déjà demandé qui, vraiment, tire les ficelles quand les caméras s’éteignent et que les diplomates officiels rentrent chez eux ? Ces derniers jours, un nom est revenu sans cesse dans les conversations feutrées des chancelleries : Kirill Dmitriev. Un homme que peu de gens connaissent, et pourtant, il vient peut-être de réécrire les grandes lignes d’un éventuel accord sur l’Ukraine.
Je ne vais pas vous faire languir : oui, c’est bien lui qui, lors d’un séjour à Miami fin octobre, a passé trois jours à expliquer à des proches du nouveau président américain ce que Moscou attendait réellement. Et le résultat a de quoi faire frémir.
Dans l’ombre du pouvoir : portrait d’un négociateur hors norme
Imaginez un peu le tableau. Un homme trilingue, diplômé de Stanford et Harvard, ancien patron du fonds souverain russe – le RDIF – qui gère des dizaines de milliards de dollars. Marié à une amie d’enfance de la famille présidentielle russe, il possède ce que peu de gens ont : un accès direct, sans filtre, au sommet du Kremlin.
Mais Kirill Dmitriev n’est pas du genre à parader devant les micros. Non. Lui, il préfère les salons privés, les dîners confidentiels, les appels passés depuis des numéros masqués. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon, un back channel : un canal parallèle, officieux, mais terriblement efficace.
Un CV qui ouvre toutes les portes
Reprenons depuis le début, parce que son parcours mérite qu’on s’y arrête. Né en 1975, il grandit à Kazan avant de filer aux États-Unis pour ses études. Stanford pour le bachelor, Harvard pour le MBA. À peine diplômé, il enchaîne chez Goldman Sachs, puis McKinsey, avant de rentrer en Russie en pleine crise financière de 2008.
En 2011, il prend la tête du Fonds d’investissement direct russe, créé spécialement pour attirer les capitaux étrangers malgré les sanctions qui s’amoncellent déjà. Sa mission ? Faire oublier l’image d’une Russie hostile aux affaires. Et franchement, il s’en sort plutôt bien. Il noue des partenariats avec des fonds saoudiens, qataris, chinois… Même des Américains, avant que tout se complique.
2017 : déjà là, dans les coulisses de la première présidence Trump
Vous vous souvenez peut-être du « Russiagate » ? Eh bien Dmitriev était déjà dans le paysage. Quelques jours après l’élection de 2016, il tente de prendre contact avec l’équipe de transition. Une rencontre a lieu à New York avec un banquier proche de la famille Trump. Rien d’illégal, mais assez pour attirer l’attention des enquêteurs.
À l’époque, il défend bec et ongles l’idée d’un « reset » des relations russo-américaines. Huit ans plus tard, on dirait que l’histoire bégaie… mais cette fois, il est beaucoup plus écouté.
Miami, fin octobre 2025 : trois jours qui ont tout changé
C’est là que tout se joue. Invité par deux figures clés de l’entourage Trump – un beau-fils influent et un émissaire spécial – Dmitriev pose ses valises en Floride. Pas de communiqué officiel, pas de photos. Juste des discussions marathon dans des villas privées.
Pendant soixante-douze heures, il déroule la feuille de route du Kremlin. Et croyez-moi, elle n’a rien d’une proposition de compromis :
- Interdiction définitive pour l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN
- Retrait des troupes ukrainiennes de larges portions du Donbass
- Plafonnement drastique de l’armée ukrainienne
- Reconnaissance implicite des territoires annexés
Pour faire passer la pilule, il agite aussi la carotte : coopération renforcée dans l’énergie, l’intelligence artificielle, les minerais rares. Un grand marché russo-américain qui ferait presque oublier la guerre… du moins à Washington.
« C’était la vision la plus précise et la plus complète que nous ayons reçue de la partie russe », aurait confié un participant américain à des proches.
Le plan qui a mis le feu aux poudres
Quelques semaines plus tard, un document circule. Un projet de paix en dix points, rédigé par l’équipe américaine. Et là, stupeur : presque toutes les exigences russes y figurent. À tel point que les Ukrainiens, à qui on le présente en avant-première, parlent ouvertement de « capitulation déguisée ».
La fuite – qu’on dit orchestrée ou du moins tolérée côté russe – fait l’effet d’une bombe. Les capitales européennes s’étranglent, Kiev fulmine, et l’opinion publique ukrainienne descend dans la rue. Mission accomplie pour Moscou ? En tout cas, le message est clair : sans ces concessions, pas de paix.
Pourquoi lui, et pas le ministre des Affaires étrangères ?
C’est peut-être la question la plus intéressante. Pourquoi confier un dossier aussi sensible à un financier plutôt qu’à un diplomate chevronné ? La réponse tient en deux mots : confiance et souplesse.
Dans le système russe actuel, les canaux officiels sont souvent rigides, surveillés, et surtout enregistrés. Dmitriev, lui, peut parler librement. Il n’a pas de comptes à rendre au Parlement, pas de notes écrites à archiver. Il est, en quelque sorte, le téléphone rouge moderne.
Et puis, il connaît les Américains. Il parle leur langue – au sens propre comme au figuré. Il sait ce qui fait vibrer un investisseur, ce qui peut séduire un homme d’affaires devenu président. C’est un traducteur culturel autant qu’un messager.
Sanctionné, mais toujours en première ligne
Paradoxe : Kirill Dmitriev figure sur toutes les listes de sanctions occidentales depuis 2022. Ses avoirs sont gelés, ses déplacements limités. Et pourtant… il continue de voyager, de rencontrer, d’influencer. Comment ? Grâce à des dérogations accordées au nom du « dialogue humanitaire » ou tout simplement parce que certains pays ferment les yeux.
C’est là toute l’ambiguïté du personnage. Officiellement persona non grata, officieusement incontournable. Un peu comme ces oligarques qu’on sanctionne le jour et qu’on invite à dîner le soir.
Et maintenant ?
Depuis la fuite du document, Dmitriev s’est à nouveau éclipsé dans l’ombre. Pas un mot, pas une interview. Juste le silence de ceux qui savent qu’ils ont déjà gagné la première manche.
Car même si le plan est aujourd’hui retoqué, amendé, critiqué de toutes parts, les lignes rouges russes sont désormais posées sur la table. Et chacun sait que toute négociation future devra partir de là.
Alors oui, on peut débattre des heures sur la légitimité de ces canaux parallèles. On peut s’indigner qu’un homme sanctionné dicte les termes d’une paix. Mais force est de constater que, dans ce monde-là, la diplomatie traditionnelle a parfois du mal à suivre le rythme.
Kirill Dmitriev n’est pas un héros, ni un diable. Il est simplement l’illustration brutale d’une réalité : aujourd’hui, les grandes décisions se prennent souvent loin des projecteurs, autour d’un café à Miami ou d’un dîner à Riyadh. Et tant que cette réalité existera, des hommes comme lui continueront d’exister.
À nous de rester vigilants. Parce que la prochaine fois, le plan ne fuitera peut-être pas.
