Vous est-il déjà arrivé de tomber sur un article qui vous concerne personnellement et de vous dire : « Là, ils sont allés trop loin » ? À 95 ans, un homme habitué aux tempêtes médiatiques depuis des décennies a visiblement ressenti exactement cela cet été.
George Soros, ce nom qui cristallise les passions comme peu d’autres, vient de franchiner un cap rare dans sa longue carrière publique : il attaque en justice un grand quotidien national français pour diffamation. L’affaire, déposée à Paris en octobre, fait suite à une série d’articles particulièrement incisifs publiés quelques mois plus tôt.
Quand la liberté d’expression rencontre ses propres limites
Ce qui rend l’histoire fascinante, c’est le paradoxe. L’homme qui a consacré des milliards à défendre la liberté de la presse et des médias indépendants dans le monde entier se retrouve aujourd’hui à saisir un tribunal pour faire taire – ou du moins sanctionner – des journalistes. Comment en est-on arrivé là ?
Une série d’articles qui a mis le feu aux poudres
Durant l’été 2025, un journal conservateur français a publié une enquête en plusieurs volets consacrée à l’empire philanthropique construit par le financier américain d’origine hongroise. Le titre de la série était déjà évocateur : on y parlait d’« illusions perdues ».
Mais le cœur du problème ne résidait pas dans une critique de ses idées politiques – cela, il en a l’habitude depuis quarante ans. Non, les articles allaient beaucoup plus loin. Ils laissaient entendre que certaines organisations soutenues par sa fondation principale auraient des liens, directs ou indirects, avec des mouvements classés terroristes par plusieurs pays, ou avec des régimes particulièrement hostiles à l’Occident.
Des accusations graves, très graves même, surtout quand elles touchent à des événements aussi sensibles que les attaques du 7 octobre 2023 en Israël. Quand on vous associe, même de très loin, à de tels drames, on comprend que la réaction soit à la hauteur.
« Il y a une différence entre critiquer une pensée politique et laisser entendre qu’on finance, même indirectement, des actes terroristes. »
– Un proche du dossier, sous couvert d’anonymat
Open Society Foundations : une cible récurrente
Pour comprendre l’ampleur de la polémique, il faut revenir sur ce qu’est réellement la galaxie Soros. Depuis 1979, la fondation Open Society a distribué plus de 32 milliards de dollars à travers le monde. C’est tout simplement l’une des plus importantes machines philanthropiques privées de l’histoire.
Ses domaines d’action ? Presque tout : droits humains, éducation, justice pénale, liberté de la presse, santé publique, lutte contre la corruption… Sur le papier, difficile de trouver plus noble. Dans les faits, la méthode est plus controversée : l’organisation finance des milliers d’ONG, parfois très engagées politiquement, souvent à gauche ou très à gauche de l’échiquier.
- Des associations pro-migrants accusées de faciliter les passages illégaux
- Des mouvements de défense des droits LGBTQ dans des pays conservateurs
- Des collectifs anti-corruption qui dérangent les pouvoirs en place
- Des médias indépendants dans des régimes autoritaires
Cette stratégie du « mille-feuilles » rend extrêmement complexe le suivi précis de chaque dollar. Et c’est précisément là que naissent les suspicions : parmi ces milliers de bénéficiaires, n’y en aurait-il pas quelques-uns qui franchissent la ligne rouge ?
Le point de rupture : les événements post-7 octobre
Le contexte géopolitique de ces dernières années n’a rien arrangé. Après les attaques du Hamas en 2023, le monde s’est brutalement divisé entre ceux qui condamnent sans nuance et ceux qui appellent à la contextualisation. Certaines organisations financées par Open Society se sont retrouvées dans le second camp, parfois avec des prises de position très tranchées.
Des manifestations propalestiniennes parfois émaillées d’incidents, des slogans controversés, des refus catégoriques de qualifier le Hamas d’organisation terroriste… Tout cela a alimenté un narratif selon lequel l’argent du milliardaire servirait, au final, à fragiliser Israël et à soutenir indirectement ses ennemis.
Et puis il y a l’Iran. Des enquêtes journalistiques, notamment aux États-Unis, ont pointé du doigt des financements vers des think tanks ou des universités où des voix pro-régime iranien se font entendre. Rien d’illégal, mais suffisamment ambigu pour alimenter les théories les plus extrêmes.
Une plainte rarissime qui en dit long
Ce qui frappe dans cette affaire, c’est la rareté du geste. En près de cinquante ans de controverses, George Soros a rarement porté plainte. Il a préféré le débat public, les tribunes, les droits de réponse. Cette fois, il a changé de stratégie.
D’abord un droit de réponse exercé dans les formes. Puis, devant ce qu’il a considéré comme une atteinte insupportable à son honneur – et surtout à celui des victimes du 7 octobre –, la plainte avec constitution de partie civile déposée à Paris.
En France, la diffamation publique est sévèrement punie, surtout quand elle touche à des accusations aussi lourdes. Les avocats du milliardaire savent qu’ils jouent sur du velours : il faudra au journal apporter des preuves solides, très solides, pour justifier chaque affirmation.
Les enjeux bien au-delà d’un simple procès
Cette affaire dépasse largement le cas personnel. Elle pose des questions de fond qui agitent nos démocraties :
- Jusqu’où peut aller la liberté de la presse quand elle touche aux financements privés de la société civile ?
- Peut-on critiquer les dérives possibles d’une fondation sans être accusé de complotisme ?
- À l’inverse, un milliardaire a-t-il le droit d’utiliser les tribunaux pour faire taire ses critiques ?
- Comment tracer la frontière entre soutien à des causes progressistes et complaisance envers des mouvements radicaux ?
Autant de débats qui risquent de resurgir à l’audience. Car oui, il y aura une audience. Et elle promet d’être suivie de très près, non seulement en France mais dans le monde entier.
Et maintenant ?
Pour l’instant, le silence radio des deux côtés. Côté Soros, on confirme simplement la procédure sans commentaire supplémentaire. Côté journal, on assume la série d’articles et on attend sereinement la confrontation devant les juges.
Ce qui est certain, c’est que ce procès – quel qu’en soit l’issue – marquera un tournant. Soit dans la manière dont on parle des grandes fondations philanthropiques. Soit dans la liberté qu’auront les médias d’enquêter sur leurs zones d’ombre.
En attendant, une chose est sûre : à 95 ans, George Soros n’a pas fini de faire parler de lui. Et quelque part, c’est peut-être exactement ce qu’il recherche.
(Article mis à jour le 25 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
