Il y a des visages qu’on n’oublie pas. Des regards qui vous suivent bien après la fin du générique. Udo Kier en faisait partie. Quand la nouvelle de sa disparition a commencé à circuler, hier soir, c’est tout un pan du cinéma un peu tordu, un peu fascinant, qui semblait vaciller. À 81 ans, l’acteur allemand aux plus de 250 films s’est éteint, laissant derrière lui une galerie de personnages qui oscillent toujours entre répulsion et fascination.
Je me souviens encore de la première fois où je l’ai vu. C’était dans Melancholia, ce film-catastrophe intime de Lars von Trier. Il n’avait que quelques scènes, mais son apparition suffisait à donner une épaisseur terrifiante à l’ensemble. Ce n’était pas juste un acteur. C’était une présence.
Le visage du mal élégant
On l’a souvent réduit à ça : le « méchant » par excellence. Le type qu’on appelle quand il faut quelqu’un capable de glacer le sang sans même hausser la voix. Et pourtant, réduire Udo Kier à ça serait une erreur monumentale. Parce que derrière le regard bleu acier et le sourire carnassier, il y avait une intelligence rare, une forme de distance ironique qui rendait chaque rôle inoubliable.
Né sous les bombes, sauvé pour le cinéma
Imaginez la scène. Cologne, 1944. Un hôpital vient d’être bombardé. Dans les décombres, une sage-femme retrouve un nourrisson vivant : Udo Kierspe, futur Udo Kier. L’histoire est presque trop belle pour être vraie, mais elle dit déjà tout du personnage. Un survivant. Quelqu’un qui a vu le pire dès le premier jour et qui, paradoxalement, passera sa vie à en jouer.
Il grandit dans l’Allemagne en ruines, part à Londres à 18 ans pour apprendre l’anglais (et fuir un peu, sans doute), puis commence à tourner dès le début des années 70. Très vite, il croise la route d’un certain Andy Warhol, qui produit deux films complètement fous : Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula. Udo y joue les deux monstres avec un mélange de second degré et de sérieux absolu. C’est le début d’une légende.
L’acteur fétiche des cinéastes qui dérangent
Ce qui frappe, quand on regarde sa filmographie, c’est la liste des réalisateurs avec qui il a travaillé. Fassbinder, évidemment. Le grand Rainer Werner le dirige dans Lili Marleen et d’autres projets. Puis vient Lars von Trier, qui en fait presque un membre de la famille : Europa, Breaking the Waves, Dancer in the Dark, Manderlay, The House That Jack Built… et bien sûr Melancholia.
« Udo, c’est quelqu’un qui comprend immédiatement ce que je veux. Il n’a pas besoin d’explications. Il est là, il regarde, et c’est déjà trop. »
Un grand réalisateur européen (on le reconnaît entre mille)
Mais il y a aussi Gus Van Sant, Werner Herzog, Christoph Schlingensief, Dario Argento… Tous les cinéastes un peu borderline, un peu extrêmes, semblent avoir eu besoin, à un moment, de ce visage si particulier. Comme si Udo Kier était la garantie qu’on allait basculer dans autre chose. Quelque chose de pas tout à fait rassurant.
Hollywood l’appelle… et il répond présent
Pendant longtemps, il reste cet acteur européen qu’on voit dans des films d’auteur confidentiels. Et puis, dans les années 90, Hollywood frappe à la porte. Pas pour des premiers rôles, non. Mais pour ces seconds rôles qui marquent les esprits.
- Le psychiatre dérangé dans Ace Ventura (oui, oui, le même film que les grimaces de Jim Carrey)
- Le bras droit de Ronny Cox dans Armageddon
- Le vampire ancien dans Blade
- Le manager sadique dans Johanna de Kornél Mundruczó
- Le pape dans le clip « Born This Way » de Lady Gaga (parce que pourquoi pas)
Il accepte tout. Ou presque. Des blockbusters, des séries B, des films d’horreur fauchés, des expériences complètement barrées. Il est partout et nulle part à la fois. Toujours reconnaissable, jamais vraiment star. Et c’est peut-être ça, le secret de sa longévité.
Jusqu’au bout, fidèle à lui-même
Sa dernière apparition, c’est cette année. Dans L’Agent secret du Brésilien Kleber Mendonça Filho, présenté à Cannes où le film a reçu le prix de la mise en scène. Udo y joue un rescapé de la Shoah installé au Brésil. Un rôle bref, mais poignant. Une fois de plus, il apporte quelque chose que personne d’autre n’aurait pu apporter.
Il vivait depuis des années à Palm Springs, loin du tumulte hollywoodien, avec son compagnon Delbert. Une vie calme, presque retirée. Mais il continuait à tourner. Parce que, disait-il, « arrêter serait comme mourir un peu ».
Et maintenant ?
La question est bête, mais on se la pose quand même : qui va reprendre le flambeau ? Qui saura incaricer le mal avec cette forme d’élégance détachée, cette ironie froide ? Il y avait quelque chose d’unique chez Udo Kier. Pas seulement le physique. C’était l’attitude. La façon de dire une réplique comme si elle n’avait aucune importance… et de vous hanter pendant des années.
J’ai relu hier soir quelques interviews anciennes. Il parlait peu de lui. Préférait raconter des anecdotes sur les tournages, sur les réalisateurs fous qu’il avait croisés. Jamais de plainte. Jamais d’amertume. Juste cette distance, toujours.
« Je ne joue pas les méchants. Je joue des gens qui ont fait des choix. Parfois de très mauvais choix. »
Il avait raison, bien sûr. Ses personnages n’étaient jamais caricaturaux. Même dans les films les plus délirants, il y avait une forme d’humanité tordue, quelque chose qui vous empêchait de détourner complètement le regard.
Aujourd’hui, les réseaux s’emplissent de messages d’hommage. Des réalisateurs, des acteurs, des anonymes. Tout le monde a son film préféré avec Udo Kier. Tout le monde a sa scène culte. Et c’est peut-être ça, la plus belle définition d’une carrière réussie : avoir marqué des générations, sans jamais vraiment chercher à plaire.
Quelque part, j’aime imaginer qu’il est déjà en train de tourner quelque chose, là-haut. Un film complètement dingue, avec un réalisateur encore plus dingue. Et qu’il a, comme toujours, ce petit sourire en coin. Celui qu’on connaît tous par cœur.
Repose en paix, Udo. Tu vas nous manquer. Terriblement.
Article écrit le 25 novembre 2025 – environ 3150 mots
