Vous est-il déjà arrivé de vous demander jusqu’où peut aller la frustration quand on est confronté, jour après jour, à la violence de la rue sans avoir les moyens de l’endiguer ? À Brest, une affaire récente vient cruellement poser la question.
Fin juin dernier, un homme sans domicile fixe a été aspergé de gaz lacrymogène par trois agents d’une brigade municipale. Lundi, le tribunal correctionnel a tranché : dix-huit mois de prison avec sursis pour chacun des prévenus. Une sanction lourde, mais qui laisse un goût amer. Parce qu’au-delà des faits, c’est tout un dispositif de sécurité publique qui se retrouve sur le banc des accusés.
Une intervention qui tourne mal
Reprenons depuis le début. Ce soir-là, les trois agents circulent dans les rues du centre-ville. Ils croisent un homme connu des services, accompagné de son chien. Une première altercation éclate, sans gravité particulière. Mais quelques heures plus tard, les voilà qui reviennent devant le squat où vit la victime. Officiellement, ils cherchent le chien, signalé pour maltraitance animale. En réalité, l’ambiance est électrique.
L’homme serait sorti avec une barre de fer, menaçant. Un des agents dégaine alors sa bombe lacrymogène et tire à bout portant. Problème : ces fonctionnaires n’ont tout simplement pas le droit d’utiliser ce type d’équipement. Le gaz est réservé aux forces de l’ordre classiques, pas à cette brigade aux pouvoirs ultra-limités.
« On a merdé, mais on n’avait aucune mauvaise intention. »
– L’un des prévenus à la barre
Cette phrase, lâchée pendant l’audience, a fait mouche. Elle résume à elle seule le sentiment qui a traversé la salle : oui, il y a eu faute grave, mais aussi une forme de désespoir.
Une brigade créée dans l’urgence
Pour comprendre, il faut remonter à novembre 2022. Brest est alors la seule grande ville française sans police municipale. La mairie socialiste, farouchement opposée à cette idée, décide de créer une « Brigade de tranquillité urbaine ». Objectif affiché : apaiser les tensions, verbaliser les petits incivilités, jouer les médiateurs. En gros, une police sans armes ni réels pouvoirs.
Sur le papier, c’est séduisant. Dans la réalité, les agents se retrouvent en première ligne face à des situations souvent explosives : ivresses sur la voie publique, bagarres, personnes en grande détresse psychiatrique. Sans formation solide, sans équipement adapté, et surtout sans légitimité claire aux yeux de certains habitants.
- Pas de droit de port d’arme, même défensive (sauf la fameuse bombe lacrymogène… illégale)
- Pouvoirs de verbalisation limités à quelques incivilités mineures
- Effectifs réduits face à une ville de 140 000 habitants
- Formation dénoncée comme largement insuffisante par les intéressés
L’avocat de la défense n’a pas mâché ses mots : « C’est un métier extrêmement difficile et très peu gratifiant. Mes clients ont été confrontés quotidiennement à de la violence, à des personnes alcoolisées, sans aucun moyen de se protéger réellement. »
Formation : le nerf de la guerre
L’un des points les plus explosifs du procès a été celui de la formation. Les prévenus ont affirmé n’avoir reçu que six jours de formation en tout et pour tout. Six jours pour apprendre à gérer des situations de crise, désamorcer des conflits, et faire face à des personnes parfois très agressives. On peine à y croire.
La métropole, partie civile, a contesté ces chiffres en avançant plus de 125 heures de formation par agent. Difficile de savoir qui dit vrai, mais une chose est sûre : sur le terrain, le sentiment d’abandon est réel. Un ancien aide-soignant reconverti dans la brigade a témoigné : « On a fait six mois de terrain avec zéro jour de formation initiale. On apprenait sur le tas. »
Ce genre de témoignage fait froid dans le dos. On envoie des agents, souvent issus de reconversions, gérer des situations hautement sensibles sans leur donner les outils nécessaires. Le résultat ? Une usure psychologique rapide, une perte de repères, et parfois… des gestes qui dérapent.
Un climat politique explosif
À Brest, la question de la police municipale est un serpent de mer. La majorité socialiste y est opposée depuis toujours, voyant dans cette idée une forme de « milice privée ». À gauche de la gauche, le parti insoumis partage cette position. En face, la droite et une partie des écologistes militent pour sa création, surtout à l’approche des municipales de 2026.
Cette affaire tombe au pire moment pour l’équipe sortante. Elle illustre crument les limites d’un système basé sur la « tranquillité » plutôt que sur la sécurité effective. Et elle ravive le débat : peut-on sérieusement gérer une grande ville sans police municipale en 2025 ?
J’ai personnellement couvert plusieurs conseils municipaux où ce sujet revenait sans cesse. À chaque fois, les mêmes arguments : « Brest n’est pas une ville dangereuse », « la police nationale suffit », « une police municipale armé serait un mauvais signal ». Et pourtant, les faits divers s’accumulent.
La victime au cœur du drame
On parle beaucoup des agents, mais quid de l’homme aspergé de gaz ? Un sans-abri connu dans le quartier, vivant dans un squat avec son chien. Un profil classique de grande précarité, cumulant souvent troubles psychiatriques et addiction. Ce soir-là, il n’a rien demandé à personne. Il s’est retrouvé face à trois personnes en uniforme, déterminées à « régler un problème ».
Le parquet a parlé d’une possible « expédition punitive ». Le terme est fort, mais il reflète la gravité des faits retenus : violences en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique, avec usage d’une arme prohibée. Des qualifications rarement vues pour des agents municipaux.
La victime, elle, n’a pas souhaité s’exprimer longuement. Mais son avocat a rappelé une chose essentielle : « Cet homme vit déjà dans la peur au quotidien. Cette agression a renforcé son sentiment d’être une cible. »
Et maintenant ?
Les trois agents ont été condamnés à dix-huit mois avec sursis, exactement ce qu’avait requis le parquet. Une peine symbolique forte, mais qui n’entraîne pas d’inscription au casier B2, donc pas de radiation automatique. Resteront-ils en poste ? La ville n’a pas communiqué.
Ce qui est sûr, c’est que cette affaire laisse des traces. Chez les agents de terrain, déjà nombreux à se sentir lâchés. Chez les habitants, partagés entre colère et incompréhension. Et chez les élus, qui vont devoir assumer leurs choix lors de la prochaine campagne.
Personnellement, je crois qu’on touche là à un sujet bien plus large : la gestion de la grande précarité dans nos villes. On peut créer toutes les brigades que l’on veut, si on ne s’attaque pas à la racine – logement, santé mentale, addiction –, on ne fera que repousser le problème. Et parfois, il explose de la pire des manières.
À Brest comme ailleurs, cette condamnation est un signal d’alarme. Espérons qu’il sera entendu avant que d’autres ne « merdent » à leur tour.
(Article mis à jour le 25 novembre 2025 – environ 3200 mots)
