Vous êtes à la sortie d’une gare, il est tard, il pleut des cordes et vous n’avez qu’une envie : rentrer chez vous sans attendre quarante-cinq minutes le prochain taxi officiel. Et là, comme par magie, une grosse berline noire rutilante s’arrête à votre hauteur. Le chauffeur baisse la vitre, sourire avenant : « Où vous allez ? » Dix ou vingt euros la course, pas besoin d’application, paiement en liquide. Tentant, non ? C’est exactement ce qui se passait chaque soir devant la gare de Melun jusqu’à il y a quelques mois.
Mais derrière cette apparente aubaine se cachait une concurrence déloyale qui mettait en péril tout un métier. Et l’histoire vient de connaître un épilogue judiciaire… qui n’en est peut-être pas vraiment un.
Une enquêté qui a duré près de deux ans
Remontons un peu le temps. Fin 2023, des agents de la sécurité ferroviaire remarquent quelque chose d’anormal place Gallieni, juste devant la gare de Melun. Chaque soir, aux heures de pointe des trains de banlieue, plusieurs berlines haut de gamme – Mercedes, Audi, BMW – tournent en rond ou stationnent là où les taxis officiels ont pourtant leurs emplacements réservés.
Les chauffeurs ne se cachent même pas. Ils descendent, ouvrent leur coffre pour montrer qu’il est vide, discutent avec les voyageurs fatigués, proposent leurs tarifs. Parfois même, ils racolent ouvertement. Un comportement qui choque les vrais professionnels, ceux qui ont investi des dizaines de milliers d’euros dans leur licence et qui paient charges, assurances et taxes à chaque course.
Ils étaient là tous les soirs, sous notre nez, à nous piquer les clients. On a beau avoir le lumineux taxi sur le toit, quand quelqu’un propose 15 euros au lieu de 30, les gens montent sans se poser de questions.
Un taxi officiel de Melun, encore amer
Les signalements se multiplient. Police municipale, sécurité ferroviaire, taxis légaux : tout le monde alerte. L’enquête démarre vraiment en novembre 2023 et va durer plus d’un an et demi.
Comment on piège des taxis clandestins
Ce n’est pas si simple de coincer ce genre de chauffeurs. Ils ne sont pas déclarés, n’ont ni carte professionnelle ni assurance adaptée, mais ils connaissent les horaires des trains sur le bout des doigts et disparaissent dès qu’ils sentent la police.
Les enquêteurs vont donc jouer la patience. Surveillances discrètes, filatures, relevés d’immatriculation, identification des propriétaires. Petit à petit, le puzzle se constitue. Quatre hommes, entre 41 et 49 ans, sont clairement identifiés comme les piliers de ce réseau informel.
- Ils utilisent leurs véhicules personnels ou des voitures louées longue durée
- Aucun n’a de licence taxi ni d’autorisation VTC
- Paiement exclusivement en espèces, évidemment non déclaré
- Tarifs attractifs mais sans aucune garantie pour le client
Le coup de filet a lieu en juin dernier. Contrôles coordonnés, interpellations. Les quatre hommes sont placés en garde à vue. Leurs véhicules – souvent des modèles récents et bien entretenus – sont saisis.
Le verdict est tombé : du sursis et des confiscations
Le 25 novembre, le tribunal a rendu sa décision. Les quatre prévenus ont été reconnus coupables de travail dissimulé et d’exercice illégal de la profession de taxi. Les peines ? De la prison avec sursis, allant de quelques mois à un an selon les cas, et surtout la confiscation définitive de leurs véhicules.
Pour des voitures qui valent parfois plus de 40 000 euros, la sanction fait mal. C’est d’ailleurs souvent ce qui décourage le plus dans ce genre d’affaires : perdre son outil de travail, même illégal.
Mais est-ce vraiment suffisant ?
Les taxis légaux applaudissent… à moitié
Du côté des vrais taxis de Melun, on se réjouit bien sûr de cette condamnation. Enfin un signal fort envoyé à ceux qui pensaient pouvoir s’en sortir indéfiniment. Mais très vite, la réalité rattrape l’enthousiasme.
On est contents, oui. Mais vous savez quoi ? Hier soir, il y avait déjà deux nouvelles voitures qui tournaient devant la gare. Exactement le même profil. Rien n’a changé.
Un autre professionnel, dépité
C’est le vrai problème : l’effet est temporaire. Tant que la demande existe – et elle existera toujours, surtout tard le soir ou le week-end – l’offre illégale se renouvelle. Un chauffeur est condamné ? Deux autres prennent sa place le lendemain.
Pourquoi c’est si difficile à éradiquer
Il y a plusieurs raisons à cela, et elles sont à la fois économiques et pratiques.
D’abord, le prix d’une licence taxi en Seine-et-Marne est complètement prohibitif pour beaucoup. On parle de sommes à six chiffres pour pouvoir exercer légalement. Résultat : ceux qui veulent gagner un peu d’argent avec leur voiture se tournent vers le clandestin.
Ensuite, les plateformes VTC légales (Uber, Bolt, etc.) ont leurs propres contraintes : commission élevée, besoin d’un statut d’entreprise, assurance pro coûteuse. Pour certains, faire du « taxi sauvage » paraît plus simple et plus rentable.
- Pas de charges sociales à payer
- Paiement immédiat en liquide
- Aucun contrôle horaire
- Possibilité de refuser les courses qui ne rapportent pas assez
Et puis il y a la demande des clients. Soyons honnêtes : beaucoup savent très bien qu’ils montent dans un véhicule non autorisé. Mais quand il est 23h30, qu’il pleut, et que le prochain taxi officiel est à vingt minutes… la tentation est trop forte.
Et les clients, dans tout ça ?
On en parle peu, mais monter dans un taxi clandestin, ce n’est pas sans risque.
Pas d’assurance en cas d’accident – ou une assurance qui ne couvre pas le transport de passagers rémunéré. Pas de traçabilité. Pas de recours possible si le chauffeur disparaît avec vos bagages ou si la course tourne mal. Et pourtant, des milliers de personnes prennent ce risque tous les jours en France.
J’ai moi-même été témoin de scènes hallucinantes dans certaines gares de banlieue : des bagarres entre chauffeurs légaux et clandestins, des clients qui réalisent trop tard qu’ils viennent de payer 50 euros pour une course qui en vaut 25, des femmes seules qui montent dans des voitures sans plaque taxi à 2 heures du matin…
Vers des solutions durables ?
Alors, comment sortir de ce cercle vicieux ?
Certains proposent de faciliter l’accès à la profession : baisse du prix des licences, création de licences spécifiques pour les petites villes, développement de plateformes coopératives de VTC. D’autres veulent frapper plus fort : confiscation systématique des véhicules dès la première infraction, peines de prison ferme, contrôles inopinés réguliers.
Ce qui est sûr, c’est que les demi-mesures ne suffisent plus. L’affaire de Melun n’est qu’un épisode parmi des centaines. De Provins à Fontainebleau, de Meaux à Torcy, le phénomène existe partout en grande couronne parisienne.
Et tant que la nuit tombera sur les gares de Seine-et-Marne, il y aura toujours une berline noire qui tournera doucement, phares allumés, en attendant le prochain client pressé.
Ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est à quel point elle révèle les failles d’un système. Entre la rigidité du cadre légal et la réalité du terrain, il y a un fossé immense. Les quatre condamnés de Melun paient aujourd’hui le prix de leur imprudence. Mais demain, d’autres prendront le relais. Parce que tant qu’il y aura des voyageurs fatigués et des chauffeurs prêts à arrondir leurs fins de mois, le taxi clandestin aura de beaux jours devant lui.
Et vous, seriez-vous tenté un soir d’hiver ? Ou préférez-vous attendre sous la pluie, par principe ? La réponse n’est peut-être pas aussi évidente qu’on veut bien le dire.
