Imaginez la scène. Un après-midi d’hiver ordinaire dans un petit collège de Haute-Savoie. Des gamins de 5e qui courent sur la piste, un peu essoufflés, un peu bruyants. Et puis, d’un seul coup, plus rien. Un corps qui s’effondre. Un silence qui tombe comme une chape de plomb. C’est ce qui est arrivé ce 1er décembre 2020 à Bons-en-Chablais. Un gamin de 12 ans qui ne se relèvera jamais.
Cinq ans plus tard, la douleur est intacte. Les parents, dévastés, ont décidé de porter l’affaire devant la justice. Et ce mardi 25 novembre 2025, au tribunal de Thonon-les-Bains, un professeur d’éducation physique et sportive a comparu pour homicide involontaire. Le parquet a requis deux ans de prison avec sursis. L’histoire est lourde, complexe, et elle nous renvoie tous à cette question lancinante : jusqu’où va la responsabilité d’un enseignant ?
Un drame qui aurait pu être évité ?
Ce jour-là, tout commence comme une banale évaluation de course à pied. Les élèves doivent faire plusieurs tours de stade. Rien de bien méchant en apparence. Baptiste, 12 ans, joyeux, bon élève, participe comme les autres. Au bout de deux tours, il s’écroule. Arrêt cardio-respiratoire. Les gestes de secours sont pratiqués immédiatement, mais le cœur ne repart pas. Transporté en urgence à Genève, il décède le lendemain.
L’autopsie révélera plus tard un infarctus du myocarde. Chez un enfant de cet âge, c’est rarissime. Et surtout, ça ne tombe pas du ciel sans raison. Alors les enquêteurs creusent. Et là, une phrase revient sans cesse, prononcée par l’enseignant lui-même : « Baptiste m’a dit qu’il avait un problème cardiaque, mais c’était entre deux portes ».
Cette confidence informelle, presque anodine pour certains, est devenue le cœur du débat judiciaire.
Le nœud du problème : une information jamais formalisée
D’après les éléments révélés à l’audience, l’élève aurait effectivement évoqué son souci de santé à son professeur. Pas dans un bureau, pas avec les parents, pas avec un certificat médical clair et net. Non : juste un échange rapide, dans un couloir, entre deux sonneries. L’enseignant dit avoir conseillé à l’enfant d’en parler à l’infirmière ou de ramener un mot des parents. Mais rien n’a été fait. Pas de trace écrite, pas d’alerte officielle.
Et c’est là que tout bascule. Parce qu’en droit, la responsabilité pénale peut être engagée quand il y a faute caractérisée ayant exposé autrui à un risque d’une particulière gravité. Le parquet estime que ne pas avoir transmis l’information, ne pas avoir exclu l’enfant de l’évaluation, ne pas avoir vérifié, constitue une telle faute.
- Aucune dispense médicale officielle dans le dossier de l’élève
- Aucune alerte écrite auprès de l’infirmière scolaire ou de la direction
- Aucune modification de l’évaluation pour cet enfant en particulier
- Aucun rappel formel aux parents pour qu’ils fournissent un certificat
Pour les parents, c’est insupportable. La mère, en larmes à la barre, a lâché : « Il a enlevé la vie de notre enfant ». Des mots durs, mais qui traduisent une souffrance impossible à mesurer.
Les arguments de la défense : on ne peut pas tout savoir
L’enseignant, lui, se défend. Il n’est pas médecin. Il n’a pas reçu de formation spécifique pour détecter les maladies cardiaques cachées. Et surtout, il gère parfois 30 élèves à la fois, sur un stade, par tous les temps. Comment voulez-vous qu’il se souvienne d’une phrase lâchée « entre deux portes » plusieurs semaines plus tôt ?
Ses avocats insistent : il n’y avait aucun signe avant-coureur visible. L’enfant participait normalement aux cours précédents. Il n’avait jamais fait de malaise. Et surtout, les parents eux-mêmes n’avaient pas jugé utile de signaler officiellement le problème cardiaque détecté quelques mois plus tôt.
« On demande à un professeur d’EPS d’être à la fois éducateur, animateur, secouriste… et maintenant cardiologue ? » a plaidé la défense.
Un argument qui fait mouche auprès de nombreux enseignants, épuisés par l’accumulation de responsabilités.
Mort subite : un fléau sous-estimé chez les jeunes sportifs ?
Ce drame met en lumière une réalité méconnue : la mort subite touche environ 1 000 à 1 500 personnes par an en France, dont une partie de jeunes sportifs. La plupart du temps, c’est une anomalie cardiaque indétectable sans examens poussés (hypertrophie ventriculaire, syndrome de QT long, myocardite silencieuse…).
En Italie, le dépistage systématique par ECG chez les sportifs licenciés a divisé par dix le nombre de décès sur les terrains. En France ? On se contente d’un certificat médical tous les trois ans, souvent rempli en deux minutes par le médecin de famille, sans électrocardiogramme obligatoire.
Résultat : des bombes à retardement courent parfois sur nos stades sans que personne ne le sache.
Les leçons d’un drame : ce qui pourrait changer
À l’issue de ce procès, plusieurs pistes sérieuses ont été évoquées :
- Obliger les parents à signaler tout antécédent médical grave dès l’inscription (avec case dédiée sur les fiches scolaires)
- Former les enseignants à un protocole clair : toute confidence médicale = alerte immédiate à l’infirmière et à la direction
- Mettre en place un registre national des dispenses et contre-indications sportives
- Rendre l’ECG obligatoire pour la pratique sportive en milieu scolaire (comme dans certains pays)
- Équiper tous les gymnases et stades scolaires de défibrillateurs (c’est déjà le cas dans beaucoup d’endroits, mais pas partout)
Mais soyons honnêtes : aucun système ne sera jamais parfait. Le risque zéro n’existe pas. Ce qui est sûr, c’est que ce genre de drame laisse des traces indélébiles. Chez les parents, évidemment. Mais aussi chez les enseignants, qui rentrent parfois chez eux avec la boule au ventre en se demandant s’ils n’ont pas raté quelque chose.
Un procès qui dépasse le cas individuel
Ce qui se joue à Thonon-les-Bains, ce n’est pas seulement le sort d’un professeur. C’est la question de la responsabilité collective dans l’école. Entre les parents qui doivent signaler, les médecins qui doivent investiguer, les infirmières qui doivent suivre, les professeurs qui doivent surveiller, et l’administration qui doit coordonner… il y a tellement de maillons que la chaîne finit parfois par rompre.
Et quand elle rompt, c’est toujours l’enfant qui en paie le prix fort.
Le jugement sera rendu dans quelques semaines. Deux ans avec sursis, relaxe, ou peine intermédiaire… peu importe presque. Ce qui compte, c’est que ce drame serve à quelque chose. Qu’on arrête de se renvoyer la balle. Qu’on mette enfin en place des procédures simples, claires, et surtout appliquées par tous.
Parce qu’un cartable abandonné sur une piste de stade, ça suffit comme image.
En attendant, quelque part en Haute-Savoie, une famille continue de vivre avec un vide immense. Et un professeur, lui, attend de savoir s’il devra porter officiellement une part de responsabilité dans la mort d’un de ses élèves.
Difficile d’imaginer pire cauchemar, des deux côtés de la barre.
