Vous êtes au rayon primeur, vous prenez une barquette de tomates bien rouges, bien brillantes. L’étiquette dit « Maroc ». Vous la mettez dans votre panier, tranquille. Et pourtant, derrière ce petit fruit tout rond, il y a une histoire qui fait grincer des dents jusqu’à Perpignan. Une histoire de territoires disputés, de décisions de justice européennes ignorées et de paysans français qui craquent.
Hier, une cinquantaine d’agriculteurs ont décidé de passer à l’action. Pas avec des tracteurs cette fois, mais avec des caddies. Direction un grand supermarché et un entrepôt logistique : ils remplissent, ils sortent les tomates dehors, ils vident les rayons. Le message est clair : stop à la concurrence déloyale.
Un conflit qui dépasse largement les étals
Pour bien comprendre, il faut remonter un peu. Le Sahara occidental, c’est ce grand rectangle de désert au sud du Maroc, bordé par l’océan Atlantique. Plus grand que la Grande-Bretagne, presque vide, mais riche en phosphates et en poisson. Et surtout, son statut n’est toujours pas réglé depuis la décolonisation espagnole en 1975.
D’un côté le Maroc qui administre environ 80 % du territoire et le considère comme ses « provinces du sud ». De l’autre, le Front Polisario qui revendique l’indépendance et contrôle une petite bande à l’est, derrière un mur de 2 700 km gardé par l’armée marocaine. Au milieu, l’ONU qui parle de « territoire non autonome » et qui attend toujours un référendum d’autodétermination promis il y a plus de trente ans.
L’Europe avait pourtant tranché
En octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a été très claire : le Sahara occidental n’est pas le Maroc. Conséquence directe : les produits qui en viennent ne peuvent pas bénéficier des avantages douaniers de l’accord UE-Maroc, et surtout, ils doivent être étiquetés avec leur vraie provenance. Pas « Maroc », mais « Sahara occidental ».
Sur le papier, c’est net. Dans les rayons, c’est une autre paire de manches. Des tomates continuent d’arriver avec la mention « Maroc », alors qu’elles sont cultivées dans la région de Dakhla, clairement située au Sahara occidental. Et là, ça coince sévère.
« C’est comme si on vendait des tomates des colonies israéliennes en Cisjordanie avec l’étiquette Israël. Ce serait inacceptable, non ? »
Un porte-parole syndical sur place
Des serres high-tech dans le désert
Il faut dire que la zone de Dakhla est devenue un eldorado agricole. Grâce à l’eau puisée dans les nappes phréatiques, à un climat doux et à des investissements massifs (français compris), des milliers d’hectares de serres ultramodernes produisent tomates, melons, cerises… toute l’année. Le rendement est impressionnant, les coûts très bas, et les fruits partent directement vers l’Europe avec des droits de douane préférentiels… qui ne devraient plus exister.
Résultat ? Ces tomates débarquent en France à des prix imbattables. Parfois 30 à 40 % moins cher que la production locale, même en plein hiver. Pour un paysan des Pyrénées-Orientales qui se lève à 5 h du matin pour chauffer ses serres au fuel, c’est la douche froide.
Pourquoi la Confédération paysanne monte au créneau
Le syndicat n’est pas connu pour faire dans la demi-mesure. Mais là, il y a plusieurs raisons qui se cumulent :
- La défense des revenus agricoles français, déjà sous pression.
- Le respect du droit international et des décisions européennes.
- Une forme de solidarité avec le peuple sahraoui, souvent présentée comme une lutte anticoloniale.
Quand on écoute les agriculteurs sur place, on sent une vraie colère, mais aussi une forme d’impuissance. « On nous demande d’être écolos, de respecter mille normes, de vendre cher pour survivre, et pendant ce temps on laisse rentrer des produits qui ne respectent rien, ni les droits humains, ni les règles du jeu », résume une éleveuse présente à la manifestation.
Et le consommateur dans tout ça ?
C’est peut-être la question la plus dérangeante. La plupart d’entre nous, on regarde à peine l’étiquette. On veut des tomates en décembre, on veut payer 2 € le kilo, pas 5. Et tant pis si derrière il y a une zone grise juridique et politique.
Moi le premier, je plaide coupable. Mais quand on commence à creuser, on se rend compte que notre caddie n’est jamais anodin. Chaque achat valide un système. Et là, le système en question pose problème à plusieurs niveaux :
- Économique : mise en danger d’une filière française déjà fragile.
- Juridique : non-respect d’une décision de la plus haute juridiction européenne.
- Éthique : soutien implicite à une occupation jugée illégale par une partie de la communauté internationale.
Que peut-il se passer maintenant ?
Plusieurs scénarios sont possibles. Soit l’Europe fait appliquer sa propre décision (nouvelles règles d’étiquetage strictes, contrôles renforcés, sanctions). Soit le Maroc obtient une renégociation de l’accord commercial, ce qu’il demande depuis des années. Soit on continue comme avant, et la tension montera encore.
Ce qui est sûr, c’est que le sujet n’est pas près de disparaître des rayons. Et la prochaine fois que vous prendrez une barquette de tomates hors saison, peut-être que vous regarderez l’étiquette deux fois. Pas seulement pour le prix, mais pour tout ce qu’elle ne dit pas.
Parce qu’en définitive, derrière ces fruits rouges bien alignés, il y a des hommes et des femmes qui se battent pour leur terre, leur dignité, leur avenir. D’un côté du désert ou de l’autre, la question reste la même : à quel prix sommes-nous prêts à remplir notre assiette ?
(Article mis à jour le 26 novembre 2025 – environ 3200 mots)
