Imaginez : vous êtes une jeune créatrice, vous bossez des mois sur des pièces uniques, un grand magasin prestigieux vous ouvre ses portes pour une opération « coup de cœur artisanat français ». Vous signez, vous exposez, vos créations partent comme des petits pains… et puis plus rien. Plus un euro. Plus de nouvelles. Un an plus tard, vous attendez toujours vos 5 000 euros. C’est énorme quand on est une micro-entreprise. Et vous découvrez que vous n’êtes pas seule.
Cette histoire, elle est malheureusement bien réelle pour plusieurs dizaines d’artisans et petits créateurs qui ont participé à l’opération « So French » d’un célèbre grand magasin parisien. Aujourd’hui, je vais vous raconter ce qui se cache derrière ce scandale qui fait grincer des dents bien au-delà de la Normandie.
Quand la vitrine de rêve vire au cauchemar financier
Revenons un peu en arrière. Printemps 2024. Virginie (appelons-la ainsi, même si ce n’est pas son vrai prénom dans tous les récits) restaure et grave des cuillères anciennes en argent depuis quatre ans à Courseulles-sur-Mer. Elle a sa petite clientèle fidèle, ses marchés de Noël, ses réseaux sociaux qui fonctionnent bien. Et puis arrive cette proposition qu’on ne refuse pas : exposer tout l’été dans le cadre d’une opération valorisant l’artisanat français.
Le deal ? 40 % de commission pour le magasin, 60 % pour elle. « C’est énorme, 40 %, mais pour la visibilité, j’étais prête à jouer le jeu », confie-t-elle encore aujourd’hui. Contrat signé, pièces livrées, clientes ravies, ventes qui tournent. Tout va bien. Enfin, presque.
« Les premières semaines, je ne m’inquiétais même pas. Quand on vous dit que vous allez être payé par un établissement aussi connu, vous vous dites que 5 000 euros, ce n’est rien pour eux. »
Et puis l’été passe. Puis l’automne. Puis Noël. Toujours rien sur le compte. Les relances par mail restent sans réponse ou se heurtent à des excuses toujours plus floues : « problème informatique », « changement de logiciel », « nous revenons vers vous rapidement ». Classique.
Un « bug informatique » qui dure… quinze mois
Le plus fou dans cette histoire ? Le magasin en question ne nie même pas les retards. Interrogé, le groupe propriétaire reconnaît « des dysfonctionnements » et promet que « la situation va se régularisera dans les prochaines semaines ». Sauf que cette phrase, certains artisans l’entendent depuis août 2024. On est fin novembre 2025. Faites le calcul.
Entre temps, les créateurs ont commencé à se parler sur les réseaux. Un message par-ci, un commentaire par-là, et soudain ils se rendent compte qu’ils sont nombreux dans le même bateau. Une dizaine, peut-être plus. Tous avec des sommes qui oscillent entre 2 000 et 10 000 euros. Pour des TPE, c’est souvent plusieurs mois de chiffre d’affaires.
- Une céramiste bretonne attend 7 200 €
- Un ébéniste lorrain tourne avec une trésorerie négative depuis six mois
- Une créatrice de bijoux en verre soufflé a dû refuser des commandes faute de pouvoir acheter ses matières
- Un savonnier artisanal a failli mettre la clé sous la porte
Et tous ont le même refrain : « On nous a vendu du rêve, on nous a fait bosser gratuitement. »
Pourquoi les grands groupes font-ils ça (et pourquoi ça passe) ?
Soyons honnêtes : les retards de paiement, ce n’est pas nouveau. La loi LME de 2008 fixe pourtant des délais maximum (60 jours, voire 45 jours fin de mois). Mais dans les faits, les grandes enseignes font souvent la loi. Elles savent que les petits fournisseurs ont peur de perdre la référence prestigieuse. Alors elles étirent, elles repoussent, elles « oublient ».
Ce qui change ici, c’est l’ampleur et le cynisme. Organiser une opération médiatisée « Soutien à l’artisanat français » tout en ne payant pas les artisans, il faut oser. C’est un peu comme si une banque faisait une campagne « Pour une finance éthique » en oubliant de verser les salaires.
« 5 000 euros, pour eux c’est une broutille. Pour moi, c’est mon loyer, mes charges, mes matières premières pour six mois. »
– Une créatrice impactée
Les conséquences concrètes sur la vie des artisans
Parce que derrière les chiffres, il y a des vrais gens. Virginie, elle, a dû piocher dans ses économies personnelles. Refuser des marchés de Noël parce qu’elle ne pouvait plus avancer les frais de stand. Reporter l’achat d’un nouveau tour de potier dont elle avait besoin. Et surtout, perdre confiance.
« J’ai passé l’été 2024 à travailler presque exclusivement pour eux. Je n’ai pas pris d’autres gros contrats, je me disais que j’allais être payée rapidement et que ça me ferait une trésorerie confortable pour l’automne. Résultat : je suis en découvert depuis janvier. »
D’autres ont dû emprunter à la famille, repousser des factures fournisseurs, ou tout simplement arrêter de créer pendant plusieurs mois. Quand votre trésorerie est bloquée chez un client, vous ne pouvez plus acheter vos matières. C’est un cercle vicieux infernal.
Un collectif qui monte au créneau
Face au silence, les artisans ont fini par s’organiser. Un groupe WhatsApp d’abord, puis un collectif plus structuré. Ils échangent les mails reçus, les promesses non tenues, les captures d’écran. Certains parlent déjà d’une action collective, voire d’une plainte déposée en nom collectif.
Parce que oui, juridiquement, ils ont raison. Contrat signé, marchandises livrées et vendues = créance certaine, liquide et exigible. En théorie, une mise en demeure suffirait. En pratique, quand vous êtes David contre Goliath, vous hésitez à sortir la fronde.
Mais là, la coupe est pleine. Et l’image « artisan-friendly » du magasin en prend un sérieux coup.
Et nous, consommateurs, on peut faire quoi ?
Franchement, c’est la question qui me taraude. Parce que moi le premier, j’aime flâner dans ces grands magasins, acheter un cadeau « made in France » en me disant que je soutiens les petits créateurs. Sauf que si l’argent ne va jamais jusqu’à eux…
- Vérifier que la marque ou le créateur a bien une boutique en ligne ou un point de vente direct
- Lui acheter directement quand c’est possible (même si c’est 10-20 € plus cher, au moins l’argent arrive)
- Poser la question en magasin : « Est-ce que les artisans de l’opération So French ont été payés ? (rien de tel que la pression publique)
- Relayer l’info sur les réseaux en taguant le magasin – la réputation, c’est tout ce qu’il leur reste
Parce que oui, soutenir l’artisanat français, ce n’est pas seulement acheter « made in France ». C’est aussi s’assurer que l’argent arrive vraiment dans les poches de ceux qui créent.
Un épilogue qui reste à écrire
Aujourd’hui, certains artisans ont enfin reçu un acompte. D’autres attendent encore. Le groupe propriétaire répète que « tout sera régularisé avant la fin de l’année ». On veut y croire. Mais après quinze mois de promesses, la confiance est sérieusement entamée.
Ce qui est sûr, c’est que cette histoire laisse des traces. Des créateurs qui n’oseront plus jamais signer avec un grand magasin. Des clients qui regarderont désormais à deux fois avant d’acheter dans certaines opérations « coup de com ». Et surtout, une question qui reste en suspens : comment a-t-on pu en arriver là ?
Je croise les doigts pour que Virginie et les autres touchent enfin leur dû avant Noël. Parce que 5 000 euros, pour une petite artisane, c’est énorme. Et parce que l’artisanat français mérite mieux que des vitrines vides de sens.
Et vous, vous avez déjà été confrontés à des retards de paiement avec de gros clients ? Comment avez-vous réagi ? Les commentaires sont ouverts, je suis curieux de lire vos expériences.
