Vous est-il déjà arrivé de voir un ministre se faire huer à quelques mètres d’un ruban tricolore tout juste coupé ? Moi, oui, ce jeudi matin à Saint-Denis. Et franchement, l’ambiance était plus proche d’un meeting de campagne que d’une inauguration classique.
Le lieu ? L’ancien siège historique d’un grand quotidien de gauche, ce bâtiment tout en courbes blanches signé Oscar Niemeyer, véritable ovni architectural posé depuis 1989 en bordure du périphérique. L’État l’a racheté, l’a rénové à grands frais, et vient d’y installer plus de 400 agents de la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités. Bref, la Drieets, ce machin administratif dont tout le monde parle quand on évoque Pôle emploi, l’inspection du travail ou les statistiques sur le chômage en Île-de-France.
Quand Niemeyer devient le décor d’une bataille sociale
Imaginez la scène. Il est 11 h 30, ciel plombé, vent froid. Les deux ministres – celui chargé du Travail et celui de l’Industrie – montent sur la terrasse pour les discours d’usage. À peine le temps de sortir les fiches que déjà une voix tonne dans un mégaphone : « Vous êtes là à inaugurer des locaux pendant que vous détruisez nos services publics ! »
Et là, c’est parti pour un quart d’heure de dialogue de sourds, version live et sans filtre. D’un côté les costumes-cravates qui tentent de vanter « un bâtiment exceptionnel au service des agents et des usagers », de l’autre une trentaine de syndicalistes – majoritairement CGT, mais pas que – qui refusent catégoriquement de laisser passer l’événement comme si de rien n’était.
« Allez chercher l’argent chez les ultra-riches au lieu de nous supprimer des postes ! »
Un inspecteur du travail, banderole à la main, devant les caméras
Le ton monte vite. Très vite. On sent la colère accumulée depuis des mois, voire des années. Car pour beaucoup de syndicalistes présents, cette inauguration n’est qu’un habillage clinquant qui cache une réalité bien plus sombre : suppressions de postes, mutualisations forcées, baisse des moyens dans les services de l’État.
Un bâtiment chargé de symboles
Reprenons depuis le début. Ce bâtiment, tout le monde le connaît, même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Ses courbes blanches, sa coupole, son allure de vaisseau spatial… Oscar Niemeyer l’avait conçu comme un manifeste architectural au service d’une certaine idée du progrès social. À l’époque, on parlait du « plus beau siège de presse d’Europe ». Trente-cinq ans plus tard, le voilà devenu un gros paquebot administratif de l’État.
Le rachat par l’État date de 2021, si ma mémoire est bonne. Prix ? On parle d’une cinquantaine de millions d’euros, plus les travaux de rénovation – mise aux normes, accessibilité, performance énergétique… Comptez facile 80 à 100 millions au total. Autant dire que quand les syndicats voient arriver deux ministres pour couper le ruban, ils ne voient pas seulement un déménagement : ils voient un symbole de l’argent public qui file dans le béton pendant que leurs effectifs fondent.
Et ils n’ont pas complètement tort. Entre 2017 et 2025, l’inspection du travail en Île-de-France aurait perdu plusieurs centaines de postes, selon les chiffres syndicaux. Officiellement, on parle de « redéploiements » et de « mutualisation des moyens ». Dans les faits, les agents restants courent après les dossiers et les contrôles sur les chantiers se raréfient. Difficile de ne pas faire le lien quand on voit un bâtiment aussi prestigieux absorber des dizaines de millions.
Une inauguration sous haute tension
Revenons à la terrasse. Les ministres tentent bien quelques phrases, mais c’est peine perdue. Les slogans fusent : « Services publics en danger ! », « Non à bas la casse sociale ! » À un moment, un syndicaliste brandit même une pancarte « Bienvenue dans le plus beau cimetière de l’inspection du travail ». L’image est rude, mais elle résume l’état d’esprit.
- Les agents dénoncent 300 à 400 postes supprimés en dix ans dans les services du travail en Île-de-France
- Ils pointent la concentration des services dans un seul bâtiment, synonyme selon eux de perte d’ancrage territorial
- Ils critiquent l’argent dépensé pour la rénovation alors que les outils informatiques sont vétustes et les véhicules de service manquent
Du côté ministériel, on met en avant le regroupement des services qui permettrait « une meilleure coordination » et « des conditions de travail modernisées ». On parle aussi de la fierté de redonner vie à un bâtiment patrimonial. Mais soyons honnêtes : sur le moment, le message a du mal à passer.
Saint-Denis, laboratoire des contradictions françaises
Ce qui rend l’événement encore plus intéressant, c’est le lieu. Saint-Denis, c’est un peu le condensé de toutes les fractures françaises. D’un côté la basilique des rois de France et les Jeux olympiques qui ont laissé un village tout neuf, de l’autre une pauvreté parmi les plus élevées du pays et des tensions sociales à fleur de peau.
Le maire socialiste, qui brigue un second mandat en 2026, marche sur des œufs. Il veut attirer les entreprises et les fonctionnaires pour changer l’image de la ville, mais il ne peut pas se permettre de froisser la base historique de gauche et les syndicats. Résultat : il était présent à l’inauguration… mais très discret. On l’a à peine vu.
Et puis il y a cette ironie : transformer l’ancien temple du communisme français en siège d’une administration d’État, c’est un sacré clin d’œil de l’histoire. Niemeyer, militant communiste brésilien exilé, avait offert ses plans. Aujourd’hui, ses courbes abritent les services qui appliquent les réformes libérales successives. On pourrait presque en rire si ce n’était pas aussi tragique pour certains.
Et après ?
À l’heure où j’écris ces lignes, les agents ont pris possession des lieux depuis octobre. Certains reconnaissent que les nouveaux bureaux sont agréables, lumineux, bien isolés. D’autres regrettent l’ambiance plus « militante » des anciens locaux dispersés. Comme toujours, la vérité se situe entre les deux.
Mais l’image qui restera, c’est celle de cette terrasse : des ministres qui sourient jaune, des syndicalistes qui ne lâchent rien, et au milieu un bâtiment magnifique qui n’a pas fini de faire parler de lui. Parce qu’en définitive, cette inauguration ratée dit beaucoup de l’état de notre débat public en 2025 : on ne sait plus inaugurer tranquillement un bâtiment sans que ça tourne à l’affrontement idéologique.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Un simple conflit syndical classique ou le symptôme d’une fracture plus profonde entre l’État et ses agents ? Personnellement, j’ai trouvé la scène à la fois triste et fascinante. Triste parce qu’on n’arrive plus à se parler. Fascinante parce qu’elle montre que, malgré tout, certains refusent encore de baisser les bras.
Saint-Denis, novembre gris. Un bâtiment blanc qui brille sous la pluie. Et des voix qui portent loin. L’histoire continue.
