Il y a ce coup de fil que l’on attend comme le Messie. Celui qui commence par « Nous avons peut-être un enfant pour vous… ». Pour des milliers de familles en France, ce coup de fil ne vient jamais. Ou alors après cinq, sept, dix ans d’espérance tenace. J’ai rencontré certaines de ces familles. Elles ont toutes le même regard : un mélange d’amour prêt à déborder et de fatigue immense.
Un rêve qui se heurte à la réalité chiffrée
Commençons par les chiffres, parce qu’ils parlent mieux que mille discours. En France, environ 10 000 agréments sont délivrés ou renouvelés chaque année. À l’échelle nationale, on compte près de 20 000 familles en attente active. Et combien d’enfants pupilles de l’État confiés à l’adoption chaque année ? Moins de 700. Oui, vous avez bien lu. Moins de 700 enfants pour 20 000 familles prêtes à ouvrir leur porte et leur cœur.
Le déséquilibre est abyssal. Et il ne cesse de s’aggraver.
Pourquoi si peu d’enfants « adoptables » ?
La première raison, et la plus évidente, c’est que la société a changé. Il y a quarante ans, une jeune femme enceinte hors mariage se voyait souvent poussée vers l’abandon sous X. Aujourd’hui, l’accouchement sous X existe toujours, mais il est devenu rarissime : environ 600 par an, et tous ces bébés ne sont pas forcément déclarés pupilles.
Ensuite, les services de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) font un travail formidable pour maintenir les enfants dans leur famille biologique quand c’est possible. Réunification familiale, placements chez des grands-parents, des oncles, des tantes : tout est tenté avant d’envisager l’adoption. Et franchement, c’est plutôt une bonne nouvelle pour l’enfant… mais ça réduit mécaniquement le nombre de pupilles adoptables.
Enfin, il y a les fratries. De plus en plus d’enfants arrivent avec des frères et sœurs. Or séparer une fratrie est considéré (à juste titre) comme une violence supplémentaire. Résultat : une famille qui souhaite un seul enfant passe son tour si on lui propose trois ou quatre petits en même temps.
« On nous a proposé une fratrie de quatre enfants de 8, 10, 12 et 14 ans. Nous avons dit non. Pas par manque d’amour, mais parce que nous savions que nous n’avions ni la place, ni les moyens, ni l’énergie pour quatre adolescents d’un coup. Et on se sent coupable pendant des mois. »
Une maman en attente depuis huit ans
L’explosion des demandes : l’effet boomerang de la liberté
À l’inverse, jamais autant de couples (ou de célibataires) n’ont voulu adopter. L’agrément est ouvert aux couples mariés, pacsés, en concubinage, et même aux personnes seules depuis 2022 sans restriction d’orientation sexuelle. Résultat : les files d’attente s’allongent dramatiquement.
Dans certains départements très demandés – Île-de-France, Rhône, Bouches-du-Rhône –, le ratio atteint 1 enfant pour 400 à 500 familles agréées. Autant dire que la probabilité frise le zéro.
- Couples jeunes qui n’arrivent pas à avoir d’enfant biologiquement
- Couples ayant déjà un ou deux enfants et souhaitant agrandir la famille autrement
- Personnes seules (souvent des femmes) prêtes à être maman solo
- Couples homosexuels enfin autorisés à adopter ensemble
Toutes ces évolutions sociétales sont magnifiques sur le papier. Elles montrent une société plus ouverte, plus diverse. Mais elles créent un engorgement jamais vu.
Le parcours du combattant après l’agrément
Obtenir l’agrément, c’est déjà un marathon : enquêtes sociales, entretiens psychologiques, visites à domicile… Ça prend neuf mois en moyenne. Et puis, une fois le précieux sésame en poche, beaucoup croient que c’est presque fini. Erreur.
Tous les six mois, il faut renvoyer une lettre manuscrite pour confirmer qu’on est toujours motivé. Certains départements demandent même un nouveau certificat médical tous les deux ans. Et pendant ce temps, l’horloge biologique tourne. On commence le projet à 35 ans, on se retrouve à 45 ans toujours sans enfant, et parfois l’âge limite (souvent fixée à 50 ou 55 ans selon les profils d’enfants) approche dangereusement.
« J’ai fêté mes 48 ans l’an dernier. Si rien ne se passe d’ici deux ans, mon dossier sera fermé pour raison d’âge. Dix années de ma vie en attente pour… rien. »
Et l’adoption internationale dans tout ça ?
Beaucoup se tournent alors vers l’étranger. Sauf que là aussi, c’est de plus en plus compliqué. Les pays sources ferment les uns après les autres : Russie, Éthiopie, Guatemala, Népal… Même les pays historiquement ouverts comme la Colombie ou le Vietnam réduisent fortement les quotas. Et quand ça marche, il faut compter entre 15 000 et 30 000 euros et trois à cinq ans de procédure.
Du coup, certains renoncent complètement. D’autres se rabattent sur l’accueil longue durée (les fameux « enfants placés » qu’on accueille mais dont on n’aura jamais la parentalité pleine). C’est généreux, mais ce n’est pas l’adoption.
Les profils d’enfants qui attendent vraiment
Parce qu’il faut le dire : il y a bel et bien des enfants qui attendent. Mais ce ne sont pas les bébés en bonne santé dont rêvent 90 % des candidats.
- Enfants de plus de 7 ans (parfois adolescents)
- Fratries de trois, quatre, cinq enfants
- Enfants porteurs de handicap ou de pathologies lourdes
- Enfants avec un lourd passé traumatique
Pour ces enfants-là, les listes d’attente sont… vides. Paradoxe terrible : des enfants attendent des parents, et des parents attendent des enfants, mais les attentes ne se croisent presque jamais.
Que faire ? Quelques pistes sérieuses
Alors bien sûr, on pourrait dire « acceptez des enfants plus grands », « prenez une fratrie », « soyez plus flexibles ». C’est facile à dire quand on n’est pas dans les chaussons de ces parents. Chacun a ses limites, ses peurs, ses réalités financières et émotionnelles.
Mais il y a aussi des leviers collectifs :
- Mieux informer les candidats dès l’enquête sociale sur la réalité du terrain
- Développer des accompagnements spécifiques pour les adoptions d’enfants « à besoins spécifiques »
- Renforcer le statut des accueillants familiaux pour qu’ils puissent adopter plus facilement les enfants qu’ils élèvent parfois depuis dix ans
- Créer des passerelles plus fluides entre adoption nationale et internationale
Certains départements commencent à bouger. Dans l’Oise ou le Val-de-Marne, par exemple, des campagnes ciblées sont lancées pour recruter des familles prêtes à accueillir des fratries ou des adolescents. Les résultats sont encore timides, mais c’est un début.
Un sujet qui nous concerne tous
Derrière les chiffres, il y a des femmes et des hommes qui pleurent en silence chaque 14 février, chaque fête des mères, chaque rentrée scolaire. Il y a des chambres d’enfants restées vides, des doudous qui prennent la poussière.
Mais il y a aussi des enfants qui grandissent sans famille stable, ballottés de foyers en familles d’accueil. Et ça, c’est peut-être le plus douloureux.
L’adoption, ce n’est pas qu’une histoire de désir d’enfant. C’est d’abord une histoire de droit à la famille pour ceux qui en ont été privés. Tant qu’on n’aura pas réglé ce paradoxe français – trop de parents, pas assez d’enfants, et vice-versa selon les profils –, la souffrance sera là.
Alors la prochaine fois que vous croiserez quelqu’un qui « attend depuis sept ans », ne dites pas « ça viendra, patience ». Dites plutôt merci. Merci d’être prêt à aimer un enfant que la vie n’a pas épargné. Même si, pour l’instant, cet enfant n’a pas encore croisé votre route.
