Imaginez-vous à la place d’un chirurgien ou d’un patient : vous entrez en salle d’opération en pensant que tout est sous contrôle, et soudain le cœur s’arrête. Une fois, deux fois, dix fois… dans le même bloc, avec le même anesthésiste présent. Simple malchance ? Ou quelque chose de beaucoup plus sombre ? C’est exactement le nœud du procès qui se tient en ce moment même à Besançon et qui glace le milieu médical français depuis des années.
Un dossier qui dépasse l’entendement
Trente cas d’arrêts cardiaques inopinés, dont une douzaine ont été fatals. Des patients jeunes, en bonne santé, opérés pour des actes bénins – une vésicule biliaire, un genou, une hernie. Et à chaque fois, le même scénario : choc hyperkaliémique ou surdose massive de lidocaïne, deux produits qui, injectés à forte dose, peuvent tuer en quelques minutes. L’accusation parle d’empoisonnements volontaires. La défense crie à la série noire la plus improbable de l’histoire de la médecine moderne.
Et au centre de cette tempête, un homme de 53 ans, père de trois enfants, ancien ponte de la clinique Saint-Vincent à Besançon, considéré par beaucoup comme brillant, charismatique, parfois un peu trop sûr de lui. Frédéric Péchier. Depuis septembre, il comparait libre (sous contrôle judiciaire) devant la cour d’assises du Doubs. La peine encourue ? La réclusion criminelle à perpétuité. Autant dire que l’enjeu est colossal.
Le fameux « quinzième » interrogatoire
Ce jeudi-là, on sentait la fatigue dans la salle. Pas seulement celle de l’accusé – même si sa silhouette massive semblait s’affaisser un peu plus chaque jour – mais celle de tout le monde : avocats, jurés, parties civiles, journalistes. Quinze fois qu’on le remet sur le gril. Quinze fois qu’on lui ressort les mêmes courbes, les mêmes tableaux Excel, les mêmes probabilités astronomiques.
« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? »
Frédéric Péchier, à bout, face à la cour
Cette phrase, lâchée d’une voix sourde, résume assez bien l’ambiance. L’accusé ne nie pas les faits bruts : oui, il y a eu une explosion d’incidents graves dans son bloc entre 2008 et 2017. Oui, il était presque toujours présent. Oui, les produits incriminés se trouvaient dans les tiroirs dont il avait la clé. Mais pour lui, tout ça ne prouve rien d’autre qu’une terrible malchance, voire une cabale orchestrée par des collègues jaloux.
Les chiffres qui font vaciller
Ce qui rend le dossier si troublant, c’est la froideur des statistiques. Les experts sont formels : le risque qu’un tel cluster d’arrêts cardiaques survienne par hasard est de l’ordre de 1 sur plusieurs milliards. Pour vous donner une idée, c’est à peu près aussi probable que de gagner deux fois de suite le jackpot de l’EuroMillions.
- Avant 2008 : quasiment zéro incident grave dans ce bloc
- Dès l’arrivée de Péchier : multiplication par 30 des événements indésirables graves
- Lorsqu’il est absent (congés, formation) : retour à la normale
- Lorsqu’il revient : reprise immédiate des incidents
Et ce n’est pas tout. Dans plusieurs cas, les poches de perfusion ont été retrouvées volontairement contaminées, parfois avec des mélanges totalement aberrants (potassium + lidocaïne à doses létales). Des manipulations qui nécessitent une connaissance pointue de la pharmacologie… exactement le profil d’un anesthésiste expérimenté.
Le mobile : l’énigme persistante
C’est peut-être l’aspect le plus dérangeant du dossier. Pourquoi un médecin respecté, bien payé, père de famille, prendrait-il le risque de tuer des patients ? L’accusation avance plusieurs pistes, sans jamais vraiment trancher :
- Le goût du risque et de la mise en scène héroïque (arriver en sauveur pour réanimer)
- Des conflits violents avec certains chirurgiens (plusieurs plaintes internes existent)
- Une forme de pathologie narcissique ou de « syndrome du héros »
Mais rien de tout ça n’est étayé par une preuve directe. Pas de journal intime, pas de confidence, pas d’aveu. Juste des suppositions. Et c’est précisément sur ce point que la défense reprend l’avantage : sans mobile clair, peut-on condamner à perpétuité sur de simples corrélations statistiques ?
La thèse du complot
Frédéric Péchier, lui, a sa propre version. Et il la répète inlassablement : on lui en veut. Des jalousies professionnelles, des règlements de comptes, des erreurs d’autres médecins qu’on aurait voulu lui mettre sur le dos. Il parle même d’une « chasse à l’homme » organisée dès 2017, quand les premiers signalements sont arrivés à l’Agence régionale de santé.
D’ailleurs, certains éléments lui donnent partiellement raison. Des expertises contradictoires ont été produites. Des collègues ont reconnu avoir eu accès aux mêmes tiroirs. Et surtout, plusieurs patients initialement classés comme « victimes » ont finalement été requalifiés en simples incidents sans lien avec un empoisonnement.
Mais là encore, la cour a du mal à suivre. Comment expliquer que les incidents se concentrent si précisément autour de lui ? Pourquoi les contaminations cessent-elles dès qu’il est mis sur la touche ?
Ce qui attend l’accusé désormais
À partir d’aujourd’hui, le procès change de nature. On quitte les faits bruts pour entrer dans l’intime : l’interrogatoire sur la personnalité. Et là, c’est une autre paire de manches. Frédéric Péchier déteste parler de lui. Il a toujours refusé les expertises psychiatriques approfondies, arguant qu’il n’était pas fou.
Pourtant, les psychiatres qui ont pu l’approcher décrivent un homme rigide, perfectionniste, parfois méprisant avec les équipes paramédicales. Un profil qui peut fasciner autant qu’il effraie. Va-t-il craquer ? Va-t-il enfin livrer une explication cohérente ? Ou va-t-il continuer à camper sur son « je n’y suis pour rien » jusqu’au bout ?
Un procès qui interroge toute la profession
Au-delà du cas individuel, ce qui frappe dans cette affaire, c’est la fragilité du système. Comment a-t-on pu laisser une telle série d’incidents se produire pendant près de dix ans sans réagir plus tôt ? Pourquoi les premiers signalements ont-ils été minimisés ? Comment se fait-il qu’un seul homme ait pu avoir un contrôle aussi absolu sur les produits anesthésiques ?
J’ai discuté avec plusieurs anesthésistes ces dernières semaines (en dehors du tribunal). Tous disent la même phrase : « Ça nous a tous fait réfléchir à deux fois sur nos pratiques. » Protocoles renforcés, traçabilité accrue, scellés sur les tiroirs… L’affaire Péchier a déjà changé la façon dont on sécurise les blocs opératoires en France.
Mais elle pose aussi une question plus philosophique : jusqu’où peut-on faire confiance à ceux qui détiennent le pouvoir de vie ou de mort sur nous quand nous sommes endormis ?
Et maintenant ?
Le verdict n’est pas attendu avant plusieurs semaines. Les plaidoiries de la défense promettent d’être rudes, celles des parties civiles déchirantes. Les familles des victimes, elles, oscillent entre colère et épuisement. Certaines disent qu’elles ne croient plus en rien, ni en la culpabilité absolue, ni en l’innocence totale. Elles veulent juste comprendre.
Quant à Frédéric Péchier, il continue d’arriver chaque matin au palais de justice de Besançon, costume impeccable, démarche lente. Il regarde rarement les familles. Il regarde rarement les jurés. Il regarde souvent le sol.
Et on ne peut s’empêcher de se demander : que se passe-t-il vraiment dans sa tête ? Est-ce l’attitude d’un innocent broyé par la machine judiciaire ? Ou celle d’un homme qui sait qu’il a franchi la ligne, et qui n’a plus que le silence comme ultime défense ?
Une chose est sûre : ce procès, par son ampleur et son ambiguïté, restera longtemps dans les mémoires. Peut-être même qu’il deviendra, comme d’autres avant lui, le symbole d’une justice confrontée à ses propres limites face à l’énigme humaine dans sa version la plus extrême.
Affaire à suivre. Très attentivement.
