Imaginez la scène : une voiture-bélier qui défonce la grille d’une sous-préfecture au cœur de la Corse, un engin explosif qui, par chance ou par maladresse, ne fonctionne pas. C’était en 2012. L’un des protagonistes, alors âgé de 17 ans, vient de fêter ses 32 ans et se prépare, treize ans plus tard, à briguer la mairie de Bastia avec le soutien officiel du Rassemblement National. Oui, vous avez bien lu.
Ce n’est pas le scénario d’un film politique un peu trop audacieux. C’est la réalité des municipales 2026 en Corse, et franchement, ça laisse songeur.
Une alliance qui fait tousser même les habitués de la politique corse
En cette fin novembre 2025, l’annonce a fait l’effet d’une petite bombe (cette fois, elle a explosé dans les rédactions). Le RN, qui n’a jamais vraiment percé sur l’île de Beauté aux élections locales, vient de conclure un accord avec le mouvement Mossa Palatina, fondé et dirigé par Nicolas Battini. Un nom qui, pour beaucoup de Corses, reste associé à une nuit de 2012 particulièrement mouvementée à Corte.
Retour rapide en arrière. À l’époque, le jeune homme participe à une opération coup de poing contre la sous-préfecture. Le véhicule force l’entrée, prend feu, et un dispositif explosif est découvert. L’affaire sera qualifiée d’acte terroriste. Huit ans de prison ferme en 2016, sortie en 2019. Point final ? Pas vraiment.
Du nationalisme « classique » au palatinisme nouvelle vague
Aujourd’hui, Nicolas Battini assure avoir tourné la page. Il parle d’une « erreur de jeunesse », d’une dette payée à la société. Et surtout, il présente son mouvement comme une rupture avec le nationalisme corse traditionnel.
« Le nationalisme corse, pour moi, ce n’t plus vouloir se libérer d’une France coloniale, mais trouver des alliés en métropole pour défendre notre identité. »
Traduction : exit le tiers-mondisme des années 70, place à un logiciel identitaire qui flirte ouvertement avec les thèmes de l’extrême droite européenne : lutte contre le « wokisme », promotion du natalisme, rejet de l’écologie punitive, défense acharnée de l’identité face à la « submersion migratoire ».
Le terme maison ? Le palatinisme. Un mot qui sonne latin, qui claque, et qui permet de se démarquer des anciens courants tout en surfant sur la vague populiste continentale.
Pourquoi le RN met-il autant de glaçons dans son pastis corse ?
La question mérite d’être posée. Historiquement, le parti lepéniste puis bardelliste a toujours peiné à s’implanter localement en Corse. Les scores nationaux flattent, mais dès qu’il s’agit des territoriales ou des municipales, l’électorat préfère largement les listes autonomistes ou indépendantistes.
Cette fois, la stratégie semble claire : plutôt que de présenter une liste RN pure (qui ferait 3-4 % max), on préfère investir derrière un candidat local connu, charismatique pour une partie de la jeunesse identitaire, et qui parle le même langage sur l’immigration ou les « valeurs traditionnelles ».
- Un leader déjà crédibilisé par 4,25 % aux dernières législatives dans la circonscription
- Un discours qui tape fort sur les « petits prolos blancs » face à l’immigration
- Une capacité à rassembler au-delà des anciens clivages nationalistes
- Et surtout… un accord officiel avec le RN national
C’est du jamais-vu. Et ça fonctionne déjà : les réactions outrées de la gauche et d’une partie des autonomistes traditionnels font le reste du boulot médiatique.
« On peut être pyromane à 18 ans et pompier à 30 ans »
La phrase est signée d’un cadre du parti. Elle résume assez bien la ligne de défense adoptée. Oui, il y a eu condamnation. Oui, inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes. Oui, obligations de pointage pendant des années. Mais tout ça, c’est du passé.
« Il a payé sa dette. Il n’y a pas eu de mort. C’était une voiture contre une grille. »
Un responsable RN interrogé récemment
On minimise, on relativise, on parle de rédemption. L’argument de la « bêtise de jeunesse » revient en boucle. Après tout, en politique, on a vu des parcours bien plus sinueux se faire pardonner pour moins que ça.
Moi, ce qui me frappe, c’est la rapidité avec laquelle on passe l’éponge quand l’intéressé coche toutes les cases du discours actuel : anti-woke, pro-natalité, anti-immigration. Comme si le curseur de l’acceptable avait sérieusement bougé ces dernières années.
Bastia, laboratoire d’une droitisation du nationalisme corse ?
Ce qui se joue à Bastia dépasse largement la ville. C’est tout le nationalisme corse qui est en train de vivre une mutation profonde. Pendant des décennies, il a été marqué à gauche, parfois très à gauche, avec des références anticoloniales, tiers-mondistes, parfois même révolutionnaires.
Aujourd’hui, une nouvelle génération arrive. Plus libérale économiquement, plus conservatrice sociétalement, et surtout prête à discuter avec Paris – à condition que Paris accepte de jouer le jeu identitaire.
Mossa Palatina n’est pas seul. D’autres micro-mouvements vont dans le même sens. Ce qui change, c’est l’alliance ouverte avec le RN. C’est la première fois qu’un parti national d’extrême droite obtient un accord électoral aussi visible en Corse.
Et les électeurs dans tout ça ?
La grande inconnue, c’est la réception par la population. Bastia n’est pas n’importe quelle ville. C’est un bastion historique du nationalisme, mais aussi une ville populaire, ouvrière, où les questions sociales pèsent lourd.
Le discours sur les « petits prolos blancs » peut-il marcher dans une ville où une partie non négligeable des habitants est issue de l’immigration maghrébine ou portugaise des années 60-70 ? Rien n’est moins sûr.
En même temps, il y a cette frustration palpable : sentiment d’abandon, montée de la précarité, impression que l’État est loin. Des thèmes que le RN sait exploiter partout en France. Pourquoi pas en Corse ?
Un précédent qui pourrait faire école
Si l’opération fonctionne – même modestement, disons 10-12 % et quelques élus –, attendez-vous à voir le modèle se répéter ailleurs. En Corse d’abord, puis peut-être dans d’autres régions où le RN peine à percer localement.
L’idée est simple : plutôt que d’imposer des parachutés, on investit derrière des figures locales qui parlent le même langage, même si leur passé fait grincer des dents.
Et franchement, quand on voit la tolérance affichée pour ce type de parcours, on se demande où s’arrêtera la normalisation.
Conclusion : une campagne qui s’annonce explosive
À dix-huit mois du scrutin, Bastia vient de se placer au centre de l’attention nationale. Entre ceux qui crient au scandale et ceux qui parlent de pragmatisme électoral, une chose est sûre : on n’a pas fini d’en entendre parler.
Et quelque part, c’est peut-être exactement ce que recherchaient les deux parties. En politique, il n’y a pas de mauvaise publicité, dit-on. On verra bien en mars 2026 si les Bastiais valident ou non cette étrange union entre patriotes corses et patriotes français version flamme tricolore.
Une chose est certaine : la campagne s’annonce passionnée. Et ça, en Corse, on sait faire.
