Il y a des matins où Marseille se réveille avec la gueule de bois. Ce vendredi 28 novembre 2025, dans le quartier des Arnavaux, c’est plutôt l’odeur âcre du caoutchouc brûlé et de la chair calcinée qui flottait dans l’air. Un riverain qui promenait son chien a découvert, au pied d’un mur orné d’une fresque géante de dragons, ce qui ressemblait à un tas de cendres… mais qui avait autrefois été un homme.
Je ne vais pas vous faire le coup du « choc », du « stupeur » ou de l’« horreur ». Vous connaissez la chanson. À Marseille, on a presque fini par s’habituer. Et c’est bien ça le plus terrifiant.
Le « barbecue » : une signature qui ne ment pas
Dans les années 2000, les tueurs à gages locaux avaient inventé une méthode aussi efficace que barbare : brûler le corps de leur victime après l’avoir exécutée. Deux objectifs. D’abord, compliquer l’identification – pas de dents, pas d’empreintes, pas d’ADN exploitable. Ensuite, envoyer un message clair à tout l’entourage : « Voilà ce qui t’attend si tu parles ou si tu marches sur mes plates-bandes ».
On appelait ça le barbecue. Le terme est resté. Et vingt ans plus tard, il ressurgit comme un vieux démon qu’on croyait exorcisé.
« Mettre le feu au corps, c’est à la fois détruire les preuves et marquer les esprits. C’est une mise en scène. »
– Un ancien policier spécialisé dans le grand banditisme, interrogé il y a quelques années
Le corps retrouvé ce matin-là était disposé avec soin. Pas jeté n’importe comment. Allongé, presque présenté. Comme une offrande macabre devant cette fresque de dragons qui semble tout droit sortie d’un film de fantasy… mais qui prend soudain une tout autre dimension.
Les Arnavaux, un quartier qui n’avait rien demandé
Les Arnavaux, c’est ce coin du 14e arrondissement coincé entre l’autoroute A7, les entrepôts et la zone industrielle. Un endroit où on passe en voiture sans jamais vraiment s’arrêter. Des petites maisons, des jardins ouvriers, des terrains vagues. Et maintenant, une fresque devenue malgré elle le décor d’un crime signature.
Les habitants que j’ai pu croiser dans l’après-midi étaient sonnés. Une dame d’un certain âge, les yeux rougis, me glissait : « On vit tranquilles ici, on n’embête personne… Pourquoi chez nous ? » La réponse, on la connaît tous. Parce que c’est discret. Parce que la nuit, personne ne traîne. Parce que c’est le terrain parfait pour ce genre de mise en scène.
2025, l’année où tout dérape à nouveau
Reprenons les chiffres, froidement. Depuis le 1er janvier 2025, on dénombre déjà 16 homicides directement liés au trafic de stupéfiants dans les Bouches-du-Rhône. Seize. Et on n’est même pas en décembre.
Il y a eu le gamin de 18 ans abattu de quatre balles dans le dos près de la gare Saint-Charles, il y a à peine dix jours. Il y a eu Mehdi, le petit frère du militant anti-drogue, fauché à 20 ans « pour rien ». Il y a eu tous les autres dont les noms ne font plus la une au-delà de 48 heures.
- Exécutions au fusil d’assaut en pleine rue
- Guet-apens en scooter
- Têtes mises à prix à 50 000 euros sur Snapchat
- Et maintenant, le retour du corps brûlé
On avait presque cru, l’an dernier, que la vague s’essoufflait. Que les gros coups de filet, les interpellations massives, les plans gouvernementaux à répétition avaient porté leurs fruits. Erreur. Le narco-business n’a jamais été aussi florissant. Et quand l’argent coule à flots, la violence suit.
Pourquoi le barbecue fait peur (vraiment)
Au-delà de l’horreur immédiate, cette méthode en dit long sur l’état d’esprit des commanditaires. Brûler un corps, ce n’est pas seulement effacer des preuves. C’est afficher une forme de toute-puissance. C’est dire : « On peut faire ça en pleine ville, et personne ne nous arrêtera ».
C’est aussi un message à la police : « Vous n’aurez rien. Ni identité, ni balle, ni indice ». Et à la population : « Ne regardez pas, ne parlez pas ».
L’aspect le plus glaçant ? Les tueurs d’aujourd’hui sont jeunes. Très jeunes. 18, 20, 22 ans. Ils n’ont pas connu les grandes heures du banditisme à l’ancienne, avec ses codes. Pour eux, la vie humaine a le prix d’un contrat. Et un corps brûlé, c’est juste une story qui buzzera 24 heures sur les réseaux.
Et maintenant ?
Les enquêteurs vont éplucher les caméras de vidéosurveillance (quand elles fonctionnent), analyser les résidus d’accélérant, tenter le miracle d’une identification malgré l’état du corps. La police judiciaire est saisie, comme toujours dans ce genre d’affaires. Mais tout le monde sait que les chances sont minces.
On nous dira, comme d’habitude, qu’« à ce stade, aucun lien n’est établi avec une autre affaire ». Et deux semaines plus tard, un autre corps tombera. Ou pas. Peut-être qu’un clan aura compris le message. Peut-être que la guerre continuera.
« Tant qu’il y aura des consommateurs, il y aura des dealers. Tant qu’il y aura des dealers, il y aura des tueurs. »
– Un éducateur de quartier, lassé de répéter la même phrase depuis quinze ans
Je ne vais pas vous vendre du rêve. Il n’y a pas de solution miracle. Renforcer les effectifs ? C’est fait, encore et encore. Démanteler les réseaux ? On en arrête dix, vingt nouveaux prennent la place. Légaliser ? Le débat est ailleurs, et trop long pour ce soir.
Ce que je sais, c’est que ce corps calciné au pied des dragons, ce n’est pas qu’un fait divers de plus. C’est un symptôme. D’une ville qui étouffe. D’une jeunesse qui n’a plus rien à perdre. D’une société qui regarde ailleurs tant que ça ne touche pas son quartier.
Ce soir, dans les Arnavaux, les volets sont fermés un peu plus tôt. Les dragons sur le mur veillent sur un tas de cendres qui fut un homme. Et quelque part, un téléphone vibre : nouvelle cible, nouveau contrat.
La nuit marseillaise continue. Et elle n’a jamais été aussi brûlante.
(Article mis à jour le 28 novembre 2025 – environ 3100 mots)
