Vous êtes au stade, les Bleus récupèrent une touche à cinq mètres de l’en-but adverse. Tout à coup, les six joueurs se mélangent comme dans une danse parfaitement répétée, le ballon fuse vers le fond, un troisième-ligne surgit de nulle part et aplatit. Le public hurle, les commentateurs crient au génie. Et vous, vous vous demandez : mais comment font-ils pour que ça marche à tous les coups ?
La réponse est plus longue, plus minutieuse et bien plus maligne que ce qu’on imagine. Et elle commence souvent loin des rassemblements du XV de France, dans le bureau d’un ancien talonneur reconverti en magicien de la touche.
Dans la tête de Laurent Sempéré, l’architecte discret des touches bleues
Quand on parle stratégie en équipe de France, on pense immédiatement à Fabien Galthié, Shaun Edwards ou William Servat. On oublie un peu trop Laurent Sempéré. Pourtant, depuis son arrivée après la Coupe du monde 2023, le mec est devenu l’homme qui fait voler les combinaisons les plus folles du rugby français.
Et sa méthode est unique en son genre.
Étape 1 – L’idée qui naît sur un tableau blanc… à la maison
Tout commence seul, chez lui. Un grand tableau blanc – « celui qui fait rire mes collègues en visio », sourit-il. Des bonshommes bâtons, des flèches, des croix. Il dessine, efface, redessine. Il se pose la question qui obsède tout entraîneur de touche : comment tromper l’adversaire qui a passé la semaine à décrypter vos habitudes ?
À ce stade, il garde tout. Même les idées un peu dingues. « J’abandonne environ 50 % d’entre elles », avoue-t-il. Les autres, il les garde précieusement dans un coin de la tête.
Étape 2 – Le premier test, loin des caméras
Avant de montrer quoi que ce soit aux pros, Sempéré va voir des amis. Des clubs amateurs du coin, des équipes Espoirs. Il demande quinze minutes de séance. « Je teste toujours un détail, jamais la combinaison entière. »
C’est là qu’il voit si son intuition tient la route. Si le timing est bon. Si le leurre fonctionne. Parfois ça plante, parfois ça claque. Et déjà, il ajuste.
« Il y a des trucs un peu farfelus, je l’avoue. Mais entre deux rassemblements, je garde toujours deux ou trois idées qui me trottent dans la tête. »
Laurent Sempéré
Étape 3 – Le grand saut : le Top 14 comme laboratoire
C’est là que ça devient génial.
Chaque semaine, Sempéré sillonne les clubs de Top 14. Il a noué des relations de confiance avec presque tous les staffs. Et il propose : « J’ai une petite idée, je peux prendre vingt minutes d’entraînement ? »
La plupart disent oui. Pas forcément les clubs avec le plus d’internationaux, d’ailleurs. Ce qui l’intéresse, c’est la qualité d’exécution, pas les noms sur le maillot.
- Il arrive avec un analyste performance pour mesurer l’effort énergétique.
- Il discute avec les entraîneurs locaux qui ajoutent parfois leur grain de sel – une idée, un ajustement.
- Il montre des vidéos, explique le pourquoi du comment.
Et ensuite ? Il laisse la combinaison vivre sa vie.
Certains clubs l’utilisent le week-end suivant. D’autres jamais. Parfois, Sempéré découvre que « sa » touche a été jouée… en regardant le multiplex du samedi soir. « Je tombe parfois de ma chaise », rigole-t-il.
Étape 4 – Le retour d’expérience qui fait progresser
Après le match, débrief. Le club a gagné la touche ? Perdu ? Pourquoi ? Il y a eu adaptation de l’adversaire ? Une erreur de timing ?
Même quand ça rate, c’est de l’or. Parce qu’il comprend ce qui coince et comment corriger.
Et surtout : le club prend zéro risque réel. Tout a été tellement discuté en amont que le coach adverse ne peut pas deviner que c’est « une touche des Bleus ».
Étape 5 – L’adaptation aux stars du XV de France
Quand la combinaison a survécu aux balles réelles du Top 14, elle entre dans le cercle très fermé des armes bleues.
Mais attention : les joueurs qui l’ont testée en club n’ont pas forcément le profil des internationaux. Alors Sempéré reprend tout. Il replace les bons profils au bon endroit. Un Flament ici, un Meafou là, un Boudehent qui surgit du fond…
Il montre des images (celles du club) à ses leaders de touche. Pas trop de détails, juste l’essentiel. « L’avantage, c’est qu’on gagne un temps fou en rassemblement. »
L’exemple parfait : l’essai d’Alldritt contre l’Italie
Reprenons la vidéo du 73-24 en Italie l’an dernier.
Touche à cinq mètres. Six Français dans l’alignement, deux trios qui se mélangent. Lancer long vers Boudehent au fond. Dès qu’il attrape le ballon, il le relâche en retombant vers Cros qui arrive lancé. Garbisi est masqué, Dupont fait un leurre de malade, Alldritt ramasse et aplatit en force.
Cette action ? Elle a été imaginée, dessinée sur le tableau blanc, testée chez un club de Top 14 (on ne vous dira pas lequel), corrigée, puis seulement présentée aux Bleus.
Résultat : exécution parfaite dès la première tentative en match international.
« On n’a jamais eu à faire marche arrière. Quand on la sort en test, c’est du béton. »
Pourquoi cette méthode change tout
Dans le rugby moderne, la touche est devenue un champ de bataille analytique. Les adversaires passent des heures à décrypter vos tendances. Si vous testez une nouvelle combinaison pour la première fois en rassemblement, vous avez dix jours pour la rendre parfaite. Impossible.
Avec la méthode Sempéré, les Bleus arrivent avec des munitions déjà éprouvées au feu. Et l’adversaire n’a rien vu venir.
- Gain de temps énorme en stage
- Risque quasi nul de plantage
- Confiance totale des joueurs
- Relation gagnant-gagnant avec les clubs
Et ça marche. Sur le dernier Tournoi des Six Nations, deux combinaisons sorties du chapeau avaient déjà été jouées en Top 14. Les deux ont fonctionné. CQFD.
Et demain ?
À l’approche de la Coupe du monde 2027 à domicile, ce laboratoire secret va tourner à plein régime. Les clubs continuent d’ouvrir leurs portes. Les idées continuent de germer sur le tableau blanc. Et quelque part, dans un coin du Top 14, une touche anodine jouée un samedi soir pourrait bien être l’arme qui fera basculer un quart de finale dans deux ans.
Le rugby français n’a peut-être jamais été aussi malin.
Et nous, supporters, on continue de crier au génie. Sans savoir que le génie, en réalité, a déjà été testé des dizaines de fois… loin des caméras.
Magnifique, non ?
