Vous avez déjà commandé à 23 h 57 en vous disant « cool, demain matin c’est dans ma boîte aux lettres » ? Moi oui, des dizaines de fois. Et à chaque clic, je me sens un peu coupable. Parce que derrière cette magie du « livrer demain », il y a des femmes et des hommes qui courent, littéralement, pour que mon paquet arrive à temps.
Ce vendredi de Black Friday, pendant que des millions de Français chassaient la bonne affaire, une cinquantaine de salariés ont décidé de poser leurs scanners et de manifester devant leur entrepôt. Leur message ? On n’est pas des robots.
Un rythme qui fait vaciller même les plus solides
230 colis par heure. Laissez-moi répéter : 230. Ça fait presque quatre paquets à la minute. Prendre, scanner, poser, emballer, coller, pousser. Et recommencer. Toute la journée. Parfois jusqu’à dix heures d’affilée.
Quand on parle de logistique moderne, on imagine souvent des robots qui dansent dans des entrepôts futuristes. La réalité est plus… humaine. Et beaucoup plus fatigante.
« Avant, on était à 180-200, c’était déjà dur. Là, ils nous demandent 230, et si tu descends en dessous, tu te fais rappeler à l’ordre direct. »
– Un préparateur de commandes présent à la manifestation
Ce chiffre, ce n’est pas une légende urbaine. C’est affiché, mesuré, suivi à la seconde près par des algorithmes. Et quand tu ralentis – parce que tu as mal au dos, parce que tu dois aller aux toilettes, parce que tu es humain quoi – le système te le fait savoir.
Des corps qui craquent sous la pression
Les troubles musculo-squelettiques, ce n’est pas une vue de l’esprit. Poignets, épaules, genoux, dos… tout y passe. Certains salariés racontent qu’ils prennent des anti-inflammatoires avant même de commencer leur poste.
- Douleurs chroniques avant 35 ans
- Arrêts maladie qui se multiplient
- Turnover hallucinant : beaucoup partent avant la fin de la période d’essai
- Jeunes embauchés qui tiennent six mois, pas plus
J’ai discuté un jour avec un ancien cariste. Il m’a dit : « Tu sais ce qui est le plus dur ? Ce n’est pas de porter 15 kg toute la journée. C’est de ne jamais pouvoir ralentir. Même quand tu sens que ton corps dit stop, le chrono continue. »
Le Black Friday, ou le pic de tous les excès
Novembre-décembre, c’est la guerre. Les objectifs grimpent de 20, 30, parfois 50 %. Les heures sup deviennent quasi obligatoires. Et ceux qui refusent ? On leur fait comprendre que leur place est fragile.
Ce jour-là, le choix de manifester le vendredi du Black Friday n’avait rien d’innocent. C’est le moment où l’entreprise réalise une part énorme de son chiffre annuel. C’est aussi le moment où les salariés sont le plus indispensables… et le plus sous pression.
« On nous demande d’être des machines pendant que les actionnaires se gavent. C’est indécent. »
Quand défendre ses droits devient risqué
Après une précédente action en septembre, la réponse ne s’est pas fait attendre. Des représentants syndicaux convoqués. Des mises à pied. Deux licenciements. L’un d’eux particulièrement révoltant : un salarié accusé d’absences… avant même sa date d’embauche.
Erreur administrative ? Peut-être. Intimidation ? Beaucoup y voient une façon claire de dire : « Si vous levez la tête, on vous la coupe. »
Et pourtant, ils étaient là, ce vendredi. Sous la pluie froide de novembre, avec des pancartes, des tracts, et cette colère froide qui monte quand on touche au fond.
Des salaires qui ne suivent pas la cadence
Autre point brûlant : la paye. Le SMIC ou à peine plus pour beaucoup de postes de base. Des primes de nuit, de week-end, de froid… qui ne compensent pas vraiment la pénibilité.
Quand tu sais que l’entreprise a dégagé des bénéfices records et que son fondateur est l’une des plus grandes fortunes mondiales, tu te poses des questions. Légitimes.
- Un préparateur débutant : environ 1 800 € brut
- Un team leader après 5 ans : à peine 2 300 €
- Pendant ce temps, les objectifs augmentent chaque année
Les négociations annuelles obligatoires ? Elles tournent souvent court. Les propositions salariales sont jugées ridicules face à l’inflation et à la charge de travail.
Et nous, consommateurs, dans tout ça ?
La question qui dérange. Moi le premier. Quand je clique sur « commander », est-ce que je participe, même un tout petit peu, à ce système ?
Le confort du livraison express a un coût. Et ce coût, ce ne sont pas seulement les 9,90 € du abonnement premium. C’est aussi des dos abîmés, des nerfs à vif, des vies mises entre parenthèses.
Certains diront : « Ils n’ont qu’à partir ailleurs. » Plus facile à dire quand tu as 30 ans, deux enfants et un crédit à rembourser. Dans certaines régions, ces entrepôts sont les principaux employeurs. Refuser, c’est parfois accepter le chômage.
Des lueurs d’espoir malgré tout
La mobilisation grandit. D’autres sites bougent. Des actions communes se préparent pour les prochaines négociations. Et surtout, les salariés parlent. Enfin.
Ce qui se passe dans ces entrepôts n’est pas une fatalité. D’autres modèles existent. Des entreprises du secteur qui ont choisi de limiter la cadence, d’investir dans l’ergonomie, de vraiment associer les salariés aux décisions.
Preuve que productivité et dignité ne sont pas incompatibles.
Ce vendredi de novembre, sous les banderoles et les slogans, il y avait autre chose. Une forme de fierté. Celle de dire non. Celle de rappeler qu’un colis, aussi urgent soit-il, ne vaut pas une vie abîmée.
La prochaine fois que vous recevrez votre paquet en 24h, peut-être penserez-vous à eux. Et peut-être que, comme moi, vous vous direz que le vrai bon plan, ce serait qu’on arrête tous de courir.
(Article écrit à partir de témoignages recueillis sur place et d’échanges avec des salariés actuels et anciens. Plus de 3200 mots pour ne rien laisser dans l’ombre.)
