Il y a des chiffres qui vous prennent à la gorge. Quand on vous dit qu’en France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint, on a envie de croire que c’est une vieille statistique. Malheureusement non. Pire : on réalise que derrière chaque drame, il y a presque toujours la même mécanique sournoise, la même toile d’araignée tissée patiemment. Et cette toile a un nom : le contrôle coercitif.
J’ai lu des dizaines de dossiers, suivi des procès, discuté avec des associations. À chaque fois, la même stupeur : comment a-t-on pu laisser les choses aller aussi loin ? La réponse est terrifiante de simplicité : parce qu’on n’a pas vu – ou pas voulu voir – l’emprise avant le passage à l’acte fatal.
Le contrôle coercitif, ce tueur silencieux qu’on refuse encore de nommer
Imaginez une relation où votre téléphone est inspecté tous les soirs. Où vous n’avez plus le droit de voir vos amis sans autorisation. Où l’on vous fait croire que vous êtes folle, incapable, responsable de tout. Ce n’est pas « juste » de la jalousie. C’est un système complet de domination qui détruit la victime à petit feu.
Et le plus glaçant ? Les spécialistes qui ont épluché des centaines de dossiers sont formels : on retrouve cette dynamique dans presque 100 % des féminicides. Pas 70 %, pas 90 %. Presque la totalité.
« Le meurtre n’est que l’ultime étape d’un processus de destruction qui a commencé bien avant. »
– Haut magistrat ayant participé au rapport
Qu’est-ce qui se cache vraiment derrière ces deux mots ?
Le contrôle coercitif, ce n’est pas une crise de colère ponctuelle. C’est une stratégie. L’auteur va progressivement :
- Isolement progressif de la famille et des amis
- Contrôle des finances (même quand elle gagne plus que lui)
- Surveillance numérique permanente (géolocalisation, espionnage des messages)
- Discrédit constant (« personne ne te croira »)
- Menaces voilées ou explicites sur les enfants
- Alternance de violence et de « lune de miel » pour maintenir l’espoir
Le pire, c’est que tout ça reste souvent invisible pour l’entourage. La victime sourit en public, minimise, protège même son bourreau. Et quand elle finit par parler, on lui répond trop souvent : « Mais il t’aime, il est juste jaloux. »
Pourquoi la loi française a pris autant de retard
En Angleterre, le coercive control est un délit spécifique depuis 2015. En Irlande, depuis 2019. En France ? On en est encore à se demander si « l’emprise psychologique » est suffisamment « grave » pour justifier une ordonnance de protection.
Résultat : des plaintes classées parce que « pas de coups = pas de danger imminent ». Des femmes renvoyées chez elles avec un simple « téléphonez au 3919 ». Des drames que tout le monde savait possibles mais que personne n’a su empêcher.
Le rapport qui vient d’être remis au garde des Sceaux change la donne. Enfin.
Les 30 mesures qui pourraient tout changer
Les deux hauts magistrats n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère. Leur texte est précis, concret, et surtout : il part du principe que le contrôle coercitif est une violence en soi. Parmi les propositions phares :
- Création d’un délit autonome de contrôle coercitif dans le Code pénal
- Formation obligatoire de tous les policiers et gendarmes à la détection de l’emprise
- Grille d’évaluation du danger intégrant systématiquement les signes d’emprise
- Possibilité pour le juge de prononcer l’éviction du conjoint violent même sans plainte
- Bracelets anti-rapprochement généralisés et suivis en temps réel
- Prise en charge psychologique immédiate et gratuite pour les victimes
- Création de centres d’hébergement spécialisés « emprise »
Mais la mesure la plus révolutionnaire, celle qui me semble la plus puissante, c’est la proposition de renverser la charge de la preuve dans certains cas. Quand les indices d’emprise sont flagrants, ce serait à l’auteur de prouver qu’il n’exerce pas de contrôle, et non à la victime de tout démontrer.
Ce qui se passe déjà sur le terrain (et ce qui coince encore)
Dans certains tribunaux, des magistrats courageux appliquent déjà des outils maison. À Bobigny, à Bordeaux ou à Lille, des juges aux affaires familiales délivrent des ordonnances de protection en 48 heures quand les signes d’emprise sont évidents. Mais c’est du bricolage.
Parce qu’en face, il y a encore des policiers qui notent « dispute conjugale » quand une femme vient le visage tuméfié en disant « il me suit partout, il a piraté mon téléphone ». Il y a encore des experts psychiatres qui écrivent que la victime est « hystérique » ou « provocatrice ». Il y a encore des avocats qui demandent « mais pourquoi elle n’est pas partie plus tôt ? »
Le rapport propose de mettre tout le monde au même niveau d’exigence. Et tant pis si ça dérange.
Les signaux que personne ne veut voir
Vous avez une amie qui :
- Ne sort plus sans son conjoint
- Regarde son téléphone toutes les 3 minutes
- S’excuse constamment de tout
- A changé de style vestimentaire « parce qu’il aime pas quand je plais aux autres »
- Dit souvent « c’est de ma faute, je l’ai rendu nerveux »
Ce ne sont pas des « petites manies de couple ». C’est le début de l’emprise. Et si on attend les premiers coups pour réagir, on a déjà perdu la bataille.
Vers une société qui refuse enfin la fatalité
Ce qui me frappe dans ce rapport, c’est qu’il ne parle plus de « sensibilisation ». Il parle de répression, de formation obligatoire, de sanctions. Il dit clairement : l’État a failli, il est temps de réparer.
Et vous savez quoi ? Pour une fois, je me dis que ça pourrait marcher. Parce que quand des hauts magistrats écrivent noir sur blanc que « le féminicide est presque toujours précédé d’un contrôle coercitif », ils obligent tout le système à regarder la réalité en face.
Alors oui, il y aura des résistances. Oui, certains diront que ça va « trop loin ». Mais quand on enterre 120, 130, 150 femmes par an, on a passé depuis longtemps le stade où il faudrait y aller mollo.
« Tant qu’on continuera à voir le féminicide comme un crime passionnel isolé, on continuera à en avoir. Il est temps de voir le système qui le précède. »
Ce rapport n’est pas qu’un énième document administratif. C’est peut-être, enfin, le début de la fin d’une tolérance mortelle.
Parce qu’une femme qui meurt tous les trois jours, ce n’est pas une fatalité. C’est un échec collectif. Et il est temps de le réparer.
