Imaginez-vous arriver à 7 h 30 dans une école maternelle de 14 classes, ouvrir les grilles, gérer les premiers parents, vérifier que le chauffage fonctionne, répondre à un mail urgent du rectorat, accueillir un enfant en pleurs parce que son papa a oublié son doudou, puis… aller faire cours toute la journée. C’est ce qui attendrait la majorité des directeurs parisiens si le statut dont ils bénéficient depuis plus de quarante ans disparaissait brutalement. Et franchement, rien que d’y penser, j’ai mal pour eux.
Un statut unique qui fait toute la différence
À Paris, près de 600 écoles publiques sur 626 fonctionnent avec un directeur complètement déchargé d’enseignement. Concrètement, il ne fait pas classe. Il dirige vraiment. C’est un choix politique ancien, porté dès les années 80 par la municipalité, qui considérait que gérer une école dans la capitale, avec ses contraintes spécifiques, méritait un poste à temps plein.
Et ça change tout. Le matin, il est là pour accueillir les enfants et discuter avec les familles. L’après-midi, il peut recevoir un psychologue scolaire sans déranger une classe. Le soir, il reste pour les réunions, les travaux, les formations. Bref, il est le ciment de l’établement. Sans lui à 100 %, c’est tout l’équilibre qui s’effondre.
Pourquoi la Chambre régionale des comptes s’acharne
Le problème, c’est l’argent. Jusqu’en 2019, la Ville de Paris compensait financièrement l’État pour ces décharges supplémentaires. Entre 12 et 15 millions d’euros par an. Puis la convention n’a pas été renouvelée. Résultat : une ardoise qui grimpe aujourd’hui à plus de 120 millions d’euros selon les chiffres du ministère. Et là, la Chambre régionale des comptes sort la calculette et tape du poing sur la table.
Ce régime dérogatoire représente 348 équivalents temps plein financés sur des bases contestables.
Extrait du dernier rapport de la CRC
Forcément, quand on parle de centaines de millions, l’État écoute. En février dernier, le rectorat annonçait carrément la fin du dispositif. Tollé général. Parents, élus de tous bords, syndicats… tout le monde est monté au créneau. Résultat : moratoire acté en mars par le gouvernement précédent. Mais avec l’arrivée du nouveau ministre, le doute revient en force.
Ce mercredi, ils seront dans la rue
Le rassemblement est prévu à 14 heures devant le rectorat, dans la cour de la Sorbonne. Les directeurs seront rejoints par les syndicats enseignants, les fédérations de parents d’élèves et même certains élus. L’ambiance ? Déterminée, mais pas agressive. On sent surtout la fatigue et l’inquiétude.
Un directeur d’école élémentaire du 18e que j’ai pu joindre m’expliquait hier : « On ne demande pas la lune. On demande juste qu’on nous laisse faire correctement notre travail. Sans décharge totale, je redeviens enseignant à 80 % et directeur à 20 %. Qui gère les urgences le reste du temps ? Personne. »
- 593 écoles concernées sur 626
- 348 postes équivalents temps plein en jeu
- Plus de 120 millions d’euros d’arriérés
- 60 % des directeurs logés dans l’école
Le logement de fonction, l’autre point chaud
Autre sujet qui met le feu aux poudres : les logements de fonction. Environ six directeurs sur dix habitent dans l’école ou dans un appartement attenant. Loyer moyen ? Autour de 850-900 euros charges comprises. Un effort énorme de la Ville pour rendre le poste attractif dans une capitale où le moindre studio dépasse les 1 200 euros.
La Chambre régionale des comptes trouve ça trop généreux et demande un alignement sur les prix du marché. Traduction : des loyers qui pourraient tripler d’un coup. Pour des salaires d’instituteurs. Vous voyez le problème ?
Ce logement, c’est ce qui me permet de vivre à Paris et d’être disponible 7j/7 quand il y a une fuite d’eau à 22 heures ou une alarme qui se déclenche le dimanche.
Un directeur du 19e arrondissement
Sans cet avantage, combien de candidats resteront motivés pour diriger une école à Paris ? Déjà que le métier peine à attirer…
Un modèle qui fonctionne, pourquoi le casser ?
Ce qui frappe quand on discute avec les équipes, c’est que personne ne conteste la qualité du système actuel. Les parents adorent avoir un interlocuteur disponible. Les enseignants apprécient d’avoir un vrai manager qui connaît chaque dossier. Même les inspecteurs reconnaissent, en off, que les écoles parisiennes tournent mieux grâce à ça.
Alors pourquoi tout remettre en cause pour une question comptable ? Certains y voient une volonté de faire des économies sur le dos de l’éducation. D’autres, plus cyniques, parlent d’un règlement de comptes entre l’État et la mairie de Paris. Peu importe. Le résultat serait le même : un retour en arrière de quarante ans.
Et ailleurs en France, on en est où ?
En province, un directeur est totalement déchargé seulement à partir de 12 classes. Dans beaucoup d’écoles rurales ou de petites villes, il fait classe presque à temps plein en plus de tout gérer. Résultat : épuisement, turn-over, difficultés à recruter. Paris avait trouvé une réponse adaptée à sa densité et à ses coûts. Pourquoi ne pas généraliser le modèle plutôt que de le supprimer ?
Certains élus de gauche comme de droite le disent ouvertement : il faudrait « aligner par le haut » et offrir enfin aux directeurs partout en France un vrai statut et une vraie décharge. Mais ça coûte cher. Et en période de rigueur budgétaire, on sait où l’État tranche en premier.
Ce que propose la Ville de Paris aujourd’hui
La mairie n’a pas lâché l’affaire. Un projet de nouveau décret et une nouvelle convention ont été transmis au ministère. L’idée : sécuriser le dispositif pour les années à venir, avec un financement clair et pérenne. Reste à savoir si le ministre acceptera de rouvrir le dossier.
En attendant, la concertation nationale sur le métier de directeur, lancée il y a plusieurs mois, patine. Les directeurs parisiens espéraient des avancées rapides. Ils déchantent. D’où la mobilisation de ce mercredi.
Et nous, parents, on fait quoi ?
Si vous avez un enfant scolarisé à Paris, cette histoire vous concerne directement. Un directeur moins disponible, c’est moins de projets pédagogiques ambitieux, moins de suivi individuel, moins de réactivité en cas de problème. C’est toute la qualité de l’école publique qui risque de baisser d’un cran.
Beaucoup de parents ont prévu de se joindre au rassemblement. D’autres écrivent déjà aux députés, au ministre, à la mairie. Parce que derrière les chiffres et les rapports, il y a des enfants. Et une école qui fonctionne bien, ça n’a pas de prix.
Ce mercredi, quelque chose se joue devant la Sorbonne. Pas juste le sort de quelques centaines de directeurs. Mais celui de tout un modèle éducatif qui a fait ses preuves. Espérons que le message sera entendu. Avant qu’il ne soit trop tard.
(Article mis à jour le 26 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
