Vous est-il déjà arrivé de passer devant un groupe d’ados dans la rue et de vous dire, l’espace d’une seconde, « ça pourrait mal tourner » ? Moi, oui. Souvent. Et puis on détourne la tête, on presse le pas, on oublie. Sauf que parfois, ça tourne vraiment mal. Et quand ça finit en drame, tout le monde se demande pourquoi personne n’a rien vu venir.
À Meaux, en Seine-et-Marne, une poignée de personnes a décidé de ne plus détourner le regard. Elles ont pris des caméras, des jeunes du quartier, et elles ont tourné un film. Pas un clip, pas un reportage : un vrai court-métrage, avec une histoire, des acteurs, des scènes qui prennent aux tripes. Il s’appelle Si j’avais su. Et ce soir-là, il a vécu sa toute première projection devant un public trié sur le volet, dont un ministre.
Un film né d’une douleur trop réelle
Derrière ce projet, il y a surtout un homme : Sekou Diarra. À 37 ans, ce père de famille n’est pas réalisateur de métier. Il dirige une structure jeunesse à Meaux et fait partie de l’association Transmission. Mais depuis des années, il voit les mêmes histoires se répéter : des gamins qui se battent pour un regard, un territoire, une couleur de sweat. Des blessures graves. Et parfois pire.
Un jour, il en a eu assez. Assez de voir les jeunes qu’il accompagne finir à l’hôpital ou au cimetière. Il a eu cette idée un peu folle : et si on leur montrait, en images, où tout ça peut mener ? Pas avec des mots d’adultes qu’ils n’écoutent plus, mais avec un film qui leur ressemble.
« Je considère ce film comme mon bébé. Je veux qu’il soit diffusé dans tous les collèges et lycées d’Île-de-France. Parce que tant qu’on n’aura pas montré la réalité en face, rien ne changera. »
Sekou Diarra, porteur du projet
Des scènes tournées là où tout se passe
Le tournage a eu lieu dans des lieux que les jeunes de Meaux connaissent par cœur. Le centre commercial de la Verrière, les rues du quartier Beauval, les cages d’escalier… Aucun décor artificiel. Même les figurants sont des habitants du coin. Certains ont vécu, de près ou de loin, ce qu’ils jouent devant la caméra.
Il y a cette séquence de rixe, particulièrement dure. Les coups pleuvent, le sang gicle, les cris résonnent. Et puis d’un coup, le silence. Un gamin au sol qui ne bouge plus. Les autres qui réalisent, trop tard. La caméra reste fixe sur leurs visages. Et là, même les plus durs craquent. Parce que c’est du cinéma… mais pas que.
Certains spectateurs de la première projection ont pleuré. Des élus, des éducateurs, des policiers. Des gens pourtant habitués à côtoyer cette violence au quotidien. Preuve que le message passe.
Pourquoi les rixes ont explosé ces dernières années
Remettons un peu de contexte. Depuis 2020, les affrontements entre bandes rivales ont littéralement explosé en Île-de-France. On parle de plusieurs dizaines de morts chez les mineurs en quelques années seulement. Des histoires absurdes : un regard dans le bus, un mauvais commentaire sur Snapchat, une rivalité entre deux quartiers qui durent depuis des générations sans que personne ne sache vraiment pourquoi.
- 2022 : un ado de 14 ans tué à coups de couteau pour un différend de 50 euros
- 2023 : une jeune fille de 15 ans assassinée en sortant du collège
- 2024 : un lycéen lynché par une trentaine de personnes, filmé en direct
Et derrière chaque fait divers, des familles détruites, des copains traumatisés, des quartiers entiers qui vivent dans la peur. Le film ne juge pas. Il montre. La montée d’adrénaline, la pression du groupe, la peur de passer pour une victime si on recule. Et puis l’instant où tout bascule.
Un outil pensé pour les salles de classe
Ce qui rend ce documentaire unique, c’est son ambition : il n’est pas là juste pour émouvoir, il veut agir. L’idée est simple mais puissante : le projeter dans les établissements scolaires, suivi d’un débat animé par des éducateurs formés.
Imaginez : une classe de 3e. Les lumières s’éteignent. Pendant vingt-cinq minutes, ils voient des jeunes qui leur ressemblent commettre l’irréparable. Et ensuite, on parle. Pas de cours moralisateur, juste des questions :
- À quel moment tu aurais pu arrêter ça ?
- Qu’est-ce qui te fait peur dans ton quartier ?
- Si c’était ton petit frère au sol, tu ferais quoi ?
Des expériences similaires menées ailleurs (avec d’autres supports) ont montré des résultats concrets : baisse des incidents violents, meilleure communication entre élèves et adultes, moins de sentiment d’impunité.
Une avant-première sous haute tension… émotionnelle
Ce lundi soir, à la Cité de la musique Simone-Veil, l’ambiance était particulière. Des élus locaux, des responsables de l’Éducation nationale, des policiers, des travailleurs sociaux… et un membre du gouvernement. Tout le monde voulait voir si ce « petit » film allait tenir ses promesses.
À la fin de la projection, le silence a duré de longues secondes. Puis les applaudissements. Pas ceux de politesse. Ceux qui sortent du ventre. Des gens se sont levés pour enlacer les jeunes acteurs présents dans la salle. Des larmes, des accolades, des « merci » murmurés.
« Il y a des moments où on sent qu’on vient de vivre quelque chose d’historique. Ce soir, c’était ça. »
Un éducateur présent dans la salle
Et maintenant ?
La prochaine étape, c’est la projection grand public en décembre au Théâtre du Luxembourg. Mais l’objectif reste le même : faire entrer Si j’avais su dans les établissements. Des discussions sont déjà en cours avec l’académie de Créteil et plusieurs mairies.
Il faudra du temps, des financements, de la volonté politique. Mais quand on voit l’impact que vingt-cinq minutes de film peuvent avoir sur une salle entière d’adultes censés être blindés, on se dit que ça vaut le coup de se battre.
Parce qu’au fond, ce documentaire ne parle pas seulement de Meaux. Il parle de tous ces endroits où des gamins grandissent avec l’idée que la violence est une preuve de virilité. Il parle de tous ces parents qui ont peur chaque fois que leur enfant franchit la porte. Il parle de nous tous, qui fermons parfois les yeux.
Alors oui, c’est juste un film. Mais parfois, un film peut être le début d’autre chose. D’un dialogue. D’une prise de conscience. Voire, qui sait, d’une vie sauvée.
Et ça, franchement, ça vaut bien plus que n’importe quel oscar.
