Il y a des films qui sortent en salle et passent presque inaperçus. Et puis il y en a d’autres qui, dès les premières images, vous collent au fauteuil en vous rappelant que le cinéma peut encore faire mal. Dossier 137 appartient clairement à la deuxième catégorie. Je suis sorti de la projection avec cette sensation bizarre : un mélange de colère contenue et d’admiration pour la précision chirurgicale du réalisateur.
Imaginez : un jeune homme perd un œil lors d’une manifestation. Sa famille porte plainte. Et c’est une femme, fonctionnaire de l’Inspection générale de la police nationale, qui se retrouve chargée de l’enquête. Ni juge, ni avocat, ni journaliste. Juste une flic qui enquête sur d’autres flics. C’est là que tout devient passionnant.
Quand le cinéma s’empare de la « police des polices »
Il faut le dire tout de suite : rarement un film français aura été aussi proche de la réalité du terrain. Dominik Moll, déjà auréolé du succès de La Nuit du 12, revient avec une œuvre encore plus tendue, encore plus documentée. Et cette fois, il ne s’attaque plus à une brigade criminelle mais à cette institution aussi crainte que méconnue : l’IGPN.
Beaucoup de gens croient que la « police des polices » est là pour couvrir les bavures. D’autres pensent qu’elle est trop dure avec les collègues. La vérité, comme toujours, se situe quelque part entre les deux. Et c’est exactement ce que montre le film, sans manichéisme facile.
Une enquêtrice au milieu du gué
Léa Drucker incarne Stéphanie, une major de l’IGPN qui reçoit le « dossier 137 ». Le scénario est inspiré de faits réels survenus pendant le mouvement des Gilets jaunes. Un tir de lanceur de balles de défense (LBD) a touché un manifestant à la tête. Conséquences : coma, séquelles irréversibles. La famille hurle à la bavure. Les policiers parlent d’usage légitime de la force.
Stéphanie va passer des semaines à visionner des vidéos, à interroger les fonctionnaires impliqués, à confronter les versions. Et plus elle avance, plus elle se retrouve seule. Ses collègues de l’IGPN la trouvent parfois trop tatillonne. Les policiers de terrain la voient comme une traîtresse. Les victimes ? Elles sont convaincues qu’on va étouffer l’affaire.
« On n’est jamais du bon côté. Ni avec les victimes, ni avec les collègues. On est juste là pour établir la vérité, même quand elle dérange tout le monde. »
Une réplique qui résume parfaitement le film
Un réalisme qui fait mal
Ce qui frappe, c’est le niveau de détail. Les dialogues sonnent juste. Les locaux de l’IGPN, les salles d’audition, les tenues, les gestes… tout y est. On sent que l’équipe du film a passé des heures avec d’anciens enquêteurs de la police des polices. Certains ont même reconnu que « tout est très bien restitué », ce qui n’est pas un petit compliment quand on connaît la discrétion habituelle de cette institution.
Le réalisateur n’hésite pas à montrer les zones grises. Oui, il y a des tirs qui posent question. Oui, il y a des ordres ambigus. Mais il y a aussi la violence des manifestants, la fatigue des forces de l’ordre, la pression politique. Rien n’est tout blanc ou tout noir. Et c’est ça qui rend le film si puissant.
Léa Drucker, magistrale dans la retenue
On connaissait déjà l’immense talent de Léa Drucker. Ici, elle livre une performance tout en intériorité. Son personnage ne crie jamais, ne pleure presque pas. Elle encaisse. Elle doute. Elle avance. Un regard, un silence, une respiration : tout parle. À mon avis, c’est l’un de ses plus beaux rôles.
Autour d’elle, la distribution est impeccable. Des seconds rôles crédibles, des visages qu’on a l’impression d’avoir déjà croisés dans la vraie vie. Pas de caricature, pas de grand méchant flic ou de victime angélique. Juste des êtres humains pris dans une mécanique qui les dépasse.
Pourquoi ce film arrive au bon moment
Six ans après la crise des Gilets jaunes, les débats sur les violences policières restent vifs. Les images de manifestants blessés ont marqué les esprits. Les rapports de l’IGPN sont souvent critiqués. Et pourtant, peu de gens savent vraiment comment fonctionne cette institution.
- Combien de plaintes sont déposées chaque année ?
- Combien aboutissent à des sanctions ?
- Quel est le quotidien d’un enquêteur de l’IGPN ?
- Comment concilie-t-on loyauté envers les collègues et devoir de vérité ?
Dossier 137 apporte des éléments de réponse. Pas toutes, bien sûr. Mais il pose les bonnes questions. Et surtout, il redonne une humanité à tous les protagonistes, quel que soit leur camp.
Un thriller plus qu’un film engagé
Attention, on n’est pas face à un pamphlet. Dominik Moll signe avant tout un vrai thriller. La tension monte progressivement. Chaque audition est une petite scène de théâtre. Chaque nouvelle vidéo peut faire basculer l’enquête. On est tenus en haleine jusqu’à la dernière minute.
Et pourtant, en sortant de la salle, impossible de ne pas réfléchir. À la difficulté du maintien de l’ordre dans un contexte de crise sociale. À la légitimité de certaines armes. Au courage qu’il faut pour enquêter sur ses propres collègues. Au poids des images dans notre perception des événements.
Un film nécessaire, tout simplement
À l’heure où les réseaux sociaux transforment chaque incident en guerre de tranchées, Dossier 137 propose quelque chose de rare : de la nuance. Pas de héros, pas de grand discours. Juste une femme qui fait son travail, envers et contre tous.
Si vous aimez le cinéma qui gratte là où ça fait mal sans jamais sombrer dans la facilité, ce film est pour vous. Si vous voulez comprendre un peu mieux ce qui s’est passé pendant ces années mouvementées, ce film est pour vous. Et si vous pensez déjà tout savoir sur le sujet… allez-y quand même. Vous risquez d’être surpris.
Parce qu’au fond, Dossier 137 ne parle pas seulement de la police ou des manifestations. Il parle de nous. De notre capacité à regarder la vérité en face, même quand elle nous dérange profondément.
Alors oui, c’est un film dur. Oui, il peut mettre mal à l’aise. Mais c’est précisément pour ça qu’il faut aller le voir. Parce que parfois, le cinéma a encore le pouvoir de nous faire réfléchir. Et ça, franchement, ça ne lui arrive pas si souvent.
