Il est des nuits qu’on n’oublie pas. Celle du 15 au 16 juillet 2019, dans la cité du Clos Saint-Lazare à Stains, en fait partie. Trois jeunes hommes discutent tranquillement dans une petite Twingo après une soirée entre potes. Et puis, en quelques secondes, tout bascule. Un scooter surgit, un homme ouvre le feu à bout portant. Deux morts, un blessé grave. Six ans plus tard, la justice tente toujours de comprendre.
Ce qui frappe d’entrée, c’est la banalité du décor. Une rue comme il y en a des centaines en Seine-Saint-Denis, un hall d’immeuble, une voiture garée n’importe comment. Et pourtant, c’est là que deux vies se sont arrêtées net. Bakari et Soriba n’avaient même pas trente ans. Leur faute ? Être au mauvais endroit, au mauvais moment… ou peut-être pas.
Un procès qui démarre dans le brouillard
Depuis le 12 novembre 2025, six hommes âgés aujourd’hui de 25 à 35 ans occupent le box de la cour d’assises de Bobigny. Assassinats, tentative d’assassinat, association de malfaiteurs : les chefs d’accusation sont lourds. La peine maximale ? La perpétuité. Pourtant, à les entendre, aucun d’eux n’était là cette nuit-là. « Je n’ai rien à voir avec ça », répète l’un. « Je dormais chez moi », jure un autre. Classique, presque trop.
Le président de la cour, lui, a du pain sur la planche. Le procès doit durer jusqu’au 5 décembre, plus de trois semaines d’audiences. Pourquoi autant de temps ? Parce que l’affaire est un vrai puzzle. Des pièces manquent, d’autres semblent forcées, et le mobile reste nébuleux. On parle vaguement de règlement de comptes lié au trafic local, mais rien de concret. Pas de guerre des territoires clairement identifiée, pas de dettes criantes, pas de vidéosurveillance exploitable. Juste des témoignages, des écoutes, et beaucoup de zones d’ombre.
La scène du crime : une exécution froide
Reprenons depuis le début. Il est environ 3 heures du matin. Bakari, son frère et Soriba reviennent d’un restaurant à Saint-Denis. Ils stationnent rue Alfred-de-Musset, juste devant l’immeuble familial. Soriba est au volant, Bakari côté passager, son frère à l’arrière. Musique doucement, discussion qui traîne, l’été quoi.
Puis le scooter arrive sans phare. Le passager descend, arme à la main – probablement un pistolet-mitrailleur selon les experts balistiques. Il tire en rafale. Une quinzaine d’impacts. Bakari est touché mortellement à la tête et au thorax. Soriba reçoit plusieurs balles dans le dos alors qu’il tente de s’échapper. Le frère de Bakari, miraculé, parvient à s’extirper de la voiture et à courir malgré une blessure à la jambe.
« C’était une exécution. Le tireur savait exactement où viser. »
Un enquêteur présent sur les lieux, juste après les faits
Le scooter repart aussi vite qu’il est arrivé. Pas de plaque, pas de trace. Les premiers policiers trouvent deux jeunes hommes baignant dans leur sang à l’intérieur du véhicule, le troisième grièvement blessé à quelques mètres. Le choc est total dans la cité.
Les accusés : profils ordinaires, lourds soupçons
Parmi les six hommes jugés, on trouve de tout. Un qui travaillait dans le bâtiment, un autre livreur, un troisième au chômage longue durée. Rien, a priori, qui ne crie « tueur professionnel ». Et pourtant, les enquêteurs les ont dans le viseur depuis des mois.
Comment en est-on arrivé là ? Grâce à un mélange explosif : des témoignages anonymes (ces fameux « tonton » si précieux et si controversés en banlieue), des écoutes téléphoniques où l’on parle beaucoup mais jamais clairement, et surtout une série de rapprochements géographiques. Plusieurs téléphones des accusés bornent dans le secteur au moment des faits. Coïncidence ? C’est ce qu’ils affirment.
- Deux d’entre eux auraient été vus ensemble quelques heures avant sur un autre secteur de la cité.
- Un troisième possède un scooter de même cylindrée que celui utilisé.
- Un quatrième a été interpellé avec une arme de même calibre quelques mois plus tard (mais pas la même arme, attention).
- Enfin, des messages cryptés évoquent « un coup à faire » la veille.
Autant d’indices qui, mis bout à bout, forment un faisceau. Suffisant pour renvoyer devant les assises, mais peut-être pas pour convaincre un jury populaire au-delà du doute raisonnable.
Le grand mystère du mobile
Et c’est peut-être là que le bât blesse le plus. Pourquoi tuer Bakari et Soriba ? L’accusation avance l’hypothèse d’un contentieux lié au trafic de stupéfiants. Rien de bien original en Seine-Saint-Denis, hélas. Mais quand on gratte, ça coince.
Bakari et son frère étaient connus des services de police pour des faits mineurs – revente de cannabis surtout – mais rien qui ne justifie une telle violence. Soriba, lui, n’avait même pas de casier. Alors, mauvais lieu, mauvais… Non, l’accusation parle d’une dette ou d’un affront. Mais personne n’a jamais pu mettre la main sur le moindre début de preuve tangible. Pas de message menaçant, pas de témoin direct d’une altercation préalable.
Du coup, dans le box, on sourit presque. « Si même eux ne savent pas pourquoi on nous accuse, comment voulez-vous qu’on se défende ? » a lâché l’un des accusés dès le premier jour. Phrase cinglante, mais pas totalement dénuée de fondement.
Un frère survivant au cœur du débat
Il sera sans doute la star du procès : le frère de Bakari, seul survivant direct. Blessé mais vivant, il a pu donner une description sommaire du tireur. Grande taille, corpulence moyenne, cagoule noire. Rien de bien exploitable. Pire : lors de ses premières auditions, il dit ne reconnaître personne. Puis, au fil des mois, des noms commencent à circuler dans son entourage.
Va-t-il, six ans après, pointer du doigt certains accusés ? Ou va-t-il, au contraire, maintenir qu’il n’a jamais vu leurs visages ? Sa déposition, prévue en milieu de procès, pourrait faire basculer l’affaire dans un sens ou dans l’autre. Les parties civiles l’attendent comme le messie. La défense, elle, prépare déjà le terrain pour le discréditer : pression familiale, envie de vengeance, mémoire défaillante… Tout y passera.
Des preuves techniques qui font débat
En 2019, la police scientifique était déjà bien équipée. Mais sur cette scène de crime, c’est la douche froide : aucune empreinte digitale exploitable sur les douilles (normal, gants ou pluie), pas d’ADN étranger sur les victimes ou dans la voiture, pas de vidéosurveillance fonctionnelle dans le secteur précis.
Restent les bornages téléphoniques – toujours délicats à interpréter – et l’expertise balistique. On sait que l’arme utilisée est un pistolet-mitrailleur de type Skorpion, une arme tchèque relativement rare. Un des accusés en possédait une semblable… saisie deux ans plus tard, hors d’état de fonctionner et sans munition. Lien direct ? Aucun. Mais l’accusation s’en contente.
« On juge des gens sur des peut-être et des on-dit. C’est dangereux. »
Un avocat de la défense, en aparté
La Seine-Saint-Denis, terre de violences urbaines ?
Difficile de parler de cette affaire sans évoquer le contexte. Stains, comme beaucoup de communes du 93, traîne une réputation lourde. Trafics en tout genre, règlements de comptes réguliers, sentiment d’abandon. Pourtant, les habitants le répètent : la majorité vit normalement, bosse, élève ses enfants.
Mais chaque fusillade relance le débat. Faut-il plus de police ? Plus de caméras ? Plus de moyens pour la justice ? Ou faut-il d’abord s’attaquer aux racines : chômage massif des jeunes, échec scolaire, sentiment d’injustice permanente ? Le procès, indirectement, pose aussi ces questions-là.
Ce que je retiens, après avoir suivi plusieurs affaires similaires, c’est la fatigue. Fatigue des familles qui attendent des réponses, fatigue des enquêteurs qui courent après des fantômes, fatigue des juges qui savent que, même avec une condamnation, la paix ne reviendra pas forcément dans la cité.
Et à la fin ?
Personne ne sait vraiment ce qui sortira de ce procès. Une condamnation lourde semble compliquée vu le dossier. Des peines intermédiaires ? Possible. Des relaxes partielles ou totales ? Pas exclu non plus. Ce qui est sûr, c’est que Bakari et Soriba ne reviendront pas. Et que leur mort, comme tant d’autres, continuera de hanter les consciences.
Six ans après, la justice fait ce qu’elle peut. Parfois, c’est déjà beaucoup. Parfois, ça ne suffit pas.
Le procès se poursuit jusqu’au 5 décembre. Suivez les prochaines audiences : elles risquent de réserver leur lot de surprises, de larmes et, peut-être, d’un peu de vérité.
