Je me souviens encore très bien de cette fin octobre 2005. J’étais au lycée, en terminale, et d’un jour à l’autre les journaux télévisés ne parlaient plus que de ça : des voitures qui brûlent, des jeunes cagoulés, des CRS partout. On avait l’impression que le pays entier allait basculer. Et tout avait commencé par une histoire tragique, presque banale dans certains quartiers, mais qui allait devenir le détonateur d’une colère accumulée depuis des décennies.
Deux adolescents, Zyed et Bouna, 15 et 17 ans, rentraient d’un match de foot avec des copains. Contrôle d’identité, course poursuite, fuite dans un transformateur EDF. Électrocution. Mort sur le coup. Et derrière eux, une France qui explose.
Vingt ans après, pourquoi cette affaire reste-t-elle si vive dans les mémoires ?
Parce qu’elle a cristallisé tout ce qui n’allait pas entre une partie de la jeunesse des quartiers populaires et les institutions, en particulier la police. Parce qu’elle a révélé au grand jour une fracture que beaucoup préféraient ignorer. Et parce que, franchement, certains problèmes d’alors n’ont toujours pas trouvé de vraie solution.
27 octobre 2005 : le jour où tout a basculé
Il est un peu plus de 17 heures à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Une dizaine de jeunes jouent au foot sur un terrain vague. Une patrouille de police passe dans le coin pour un contrôle lié à un cambriolage signalé plus tôt. Rien ne dit que les ados sont impliqués, mais la vue des uniformes suffit.
Certains prennent leurs jambes à leur cou. C’est presque un réflexe dans certains quartiers : on court parce qu’on sait que le contrôle peut durer des heures, tourner à l’humiliation, ou pire. Zyed Benna, 17 ans, Bouna Traoré, 15 ans, et leur copain Muhittin Altun se cachent dans l’enceinte d’un transformateur EDF. Ils pensent que les policiers vont vite abandonner.
Mais à l’intérieur, c’est 20 000 volts. Zyed et Bouna meurent sur le coup. Muhittin, grièvement brûlé, s’en sortira. Il témoignera plus tard que les trois amis n’avaient rien à se reprocher ce jour-là.
« On n’a rien fait de mal. On a juste eu peur des policiers. »
– Muhittin Altun, seul survivant, quelques années plus tard
La rumeur qui met le feu aux poudres
Dans la cité du Chêne Pointu, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre : la police aurait poursuivi les jeunes jusqu’au transformateur. Une rumeur, jamais prouvée, dit même que les forces de l’ordre savaient qu’ils étaient à l’intérieur et n’ont rien fait.
Le soir même, les premiers affrontements éclatent. Des poubelles brûlent. Des voitures. Les jeunes du quartier sont hors d’eux. Leurs parents aussi. Beaucoup ont déjà perdu confiance dans la police depuis longtemps, entre contrôles au faciès répétés et sentiment d’abandon total de l’État.
Le lendemain, ça continue. Et ça s’étend à Montfermeil, puis au Raincy, à Aulnay-sous-Bois… En quelques jours, c’est toute la Seine-Saint-Denis qui s’embrase.
Nicolas Sarkozy et la « racaille » : l’étincelle politique
À l’époque, Nicolas Sarkozy est ministre de l’Intérieur. Et il ne fait pas dans la dentelle. Quelques mois plus tôt, à Argenteuil, il avait promis de nettoyer une cité « au Kärcher ». Le mot avait choqué, mais il était resté.
Le 25 octobre, deux jours avant la mort de Zyed et Bouna, il avait même parlé de « racaille » à propos des délinquants des quartiers. Le terme va revenir en boucle dans les jours suivants, brandi comme une insulte par les jeunes révoltés.
Quand il se rend à Argenteuil le 26 octobre, alors que les tensions montent déjà, il se fait accueillir par des jets de pierres. Sa réponse ? « Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien on va vous en débarrasser. »
Pour beaucoup de jeunes, c’est la goutte d’eau. On ne les considère même plus comme des citoyens, mais comme des nuisibles à éradiquer.
Trois semaines de chaos organisé
Du 27 octobre au 17 novembre, c’est une vague jamais vue. Plus de 9 000 véhicules incendiés, 3 000 interpellations, des centaines de bâtiments publics attaqués – écoles, gymnases, mairies. Les émeutiers sont jeunes, très jeunes parfois : la moyenne d’âge des interpellés tourne autour de 16-17 ans.
- Nuit du 3 au 4 novembre : record avec plus de 1 500 voitures brûlées en une seule nuit
- Plus de 200 villes touchées dans toute la France
- Des émeutes jusqu’à Toulouse, Lille, Strasbourg, Dijon…
- Des violences même en Belgique et en Allemagne par solidarité
Ce qui frappe, c’est l’absence de revendications claires. Pas de leaders, pas de porte-parole. Juste une colère brute. Comme une cocotte-minute qui explose enfin.
8 novembre 2005 : l’état d’urgence, une mesure d’exception
Face à l’ampleur du phénomène, le gouvernement Villepin active une loi de 1955, héritée de la guerre d’Algérie : l’état d’urgence. Couvre-feu dans certaines zones, perquisitions de nuit, possibilité d’interdire des rassemblements.
Pour la première fois depuis 1955 sur le territoire métropolitain, cette mesure est utilisée. Beaucoup y voient un symbole terrible : traiter des adolescents français comme des insurgés coloniaux.
L’état d’urgence durera jusqu’au 4 janvier 2006.
Les policiers relaxés : la justice passe, la colère reste
Dix ans. Il faudra dix ans pour que l’affaire arrive devant un tribunal. En 2015, les deux policiers poursuivis pour « non-assistance à personne en danger » sont relaxés. La justice estime qu’ils n’avaient pas conscience du danger imminent.
Dans les quartiers, c’est l’incompréhension totale. Beaucoup y voient la preuve que la vie d’un jeune de banlieue ne vaut pas grand-chose aux yeux de l’État.
« On a tué nos frères et on s’en sort comme ça ? »
– Un habitant de Clichy-sous-Bois, mai 2015
Vingt ans après : qu’est-ce qui a vraiment changé ?
Des milliards ont été injectés dans la rénovation urbaine. Des quartiers entiers ont été rasés et reconstruits. La police de proximité a été rétablie (puis à nouveau supprimée). Des caméras partout. Mais le sentiment d’abandon ? Il est toujours là.
Les contrôles au faciès n’ont pas disparu – les chiffres le prouvent encore aujourd’hui. Le chômage des jeunes dans certains quartiers dépasse toujours les 40 %. Et la relation police-population reste explosive, comme l’ont montré les émeutes de 2023 après la mort de Nahel.
L’histoire se répète-t-elle ? Pas tout à fait. Mais certaines leçons de 2005 semblent oubliées.
Et si on arrêtait de regarder ailleurs ?
J’ai souvent cette impression qu’en France, on traite les symptômes sans jamais s’attaquer aux causes profondes. On construit de beaux immeubles neufs, mais on ne crée pas assez d’emplois locaux. On forme des policiers à la désescalade, mais on continue les politiques du chiffre. On parle d’égalité des chances, mais l’école continue de reproduire les inégalités sociales.
Zyed et Bouna n’auraient jamais dû mourir ce jour-là. Et vingt ans plus tard, des milliers de gamins grandissent encore avec ce sentiment que, pour l’État, ils sont invisibles jusqu’à ce qu’ils brûlent une voiture.
Peut-être que la vraie question n’est pas « pourquoi ils se révoltent ? » mais « pourquoi on laisse toujours les choses aller aussi loin ? »
En repensant à ces semaines de novembre 2005, je me dis que la France a frôlé quelque chose de grave. Pas juste des voitures brûlées ou des gymnases en feu. Non, quelque chose de plus profond : la perte définitive de toute une partie de sa jeunesse.
On a évité le pire, peut-être. Mais à quel prix ? Et pour combien de temps encore ?
