Il y a des vidéos qui vous collent une boule dans la gorge dès les premières secondes. Celle qui circule depuis hier sur les réseaux en fait partie. On y voit deux hommes, bras levés bien haut, avancent lentement vers des soldats. L’instant d’après, des tirs retentissent et les deux corps s’effondrent. La scène se déroule à Jénine, en Cisjordanie occupée. Et elle pose, une fois de plus, la question lancinante : où s’arrête la légitime défense et où commence le crime de guerre ?
Une vidéo qui ne laisse aucune place au doute
Les images sont brutes, filmées à distance respectable par un habitant du quartier. On distingue clairement les deux Palestiniens – l’un porte un t-shirt clair, l’autre un sweat foncé – qui sortent d’un bâtiment encerclé. Leurs bras sont levés depuis le début. Pas d’arme visible, pas de geste brusque. Pourtant, les tirs partent presque immédiatement. L’un des hommes s’écroule sur place, l’autre tente de fuir avant de tomber à son tour.
Âgés de 26 et 37 ans, ils n’ont même pas eu le temps de prononcer le moindre mot. Pour les autorités palestiniennes, c’est une exécution sommaire pure et simple. Le ministère des Affaires étrangères parle d’un « crime odieux » et d’une « violation flagrante de toutes les lois internationales ».
Cette scène constitue un crime de guerre documenté et complet.
Communiqué officiel palestinien
La version israélienne : « l’incident est en cours d’examen »
Du côté de l’armée israélienne, on reste très prudent dans le choix des mots. Le communiqué parle de « procédure de reddition » lancée après avoir encerclé un bâtiment abritant « des individus recherchés ». Puis : « Les deux suspects sont sortis. Après leur sortie, des tirs ont été dirigés vers les suspects. L’incident est en cours d’examen. » Fin de citation.
Autrement dit : on vérifie. Mais dans le même temps, le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, n’y va pas par quatre chemins sur les réseaux :
Soutien total aux gardes-frontières qui ont tiré sur des terroristes recherchés. Ils ont agi exactement comme on l’attend d’eux.
Cette sortie illustre parfaitement la fracture politique en Israël : d’un côté l’armée qui temporise, de l’autre une partie de la coalition au pouvoir qui applaudit sans réserve.
Jénine, laboratoire des tensions extrêmes
Pour comprendre pourquoi Jénine revient sans cesse dans l’actualité, il faut se replonger un peu dans l’histoire récente. La ville et son camp de réfugiés sont devenus, depuis 2022, le symbole de la résistance armée palestinienne en Cisjordanie. Les Brigades de Jénine, mélange de factions du Fatah, du Jihad islamique et parfois du Hamas, y sont particulièrement actives.
L’armée israélienne y mène régulièrement des raids quasi hebdomadaires. Parfois plusieurs par semaine. L’opération lancée cette semaine n’est donc pas une surprise : elle était annoncée dès mercredi, précédée de frappes aériennes – chose rare en Cisjordanie jusqu’à récemment.
- Objectif affiché : empêcher l’émergence de « bastions terroristes »
- Moyens employés : drones, bulldozers blindés, unités d’élite
- Bilan humain ces derniers mois : des centaines de morts et blessés
Dans ce contexte ultra-tendu, chaque intervention tourne rapidement à l’affrontement. Et chaque mort alimente la spirale.
Un contexte régional explosif
Il ne faut jamais oublier que la Cisjordanie n’est pas une zone isolée. Depuis l’attaque du 7 octobre 2023 et la guerre à Gaza, les violences y ont explosé. Plus de 1 000 Palestiniens y ont été tués en deux ans – le chiffre le plus élevé depuis la Seconde Intifada. Parmi eux, des combattants, oui, mais aussi des civils, des adolescents, parfois des enfants.
En face, plusieurs dizaines d’Israéliens – colons ou soldats – ont perdu la vie dans des attentats ou lors d’opérations.
Et pendant ce temps, la colonisation continue. Des ministres ouvertement annexionsites siègent au gouvernement. Des avant-postes illégaux poussent comme des champignons. Tout cela sur fond de trêve fragile à Gaza qui, pour l’instant, ne s’étend pas à la Cisjordanie.
Le droit international mis à rude épreuve
Revenons à la vidéo. Même si les deux hommes étaient recherchés (ce que l’armée affirme sans donner de noms), le droit international humanitaire est clair : une personne qui se rend, bras levés, qui ne représente plus une menace immédiate, doit être arrêtée, pas abattue.
Les Conventions de Genève parlent d’« hors de combat ». Les règles d’engagement de la plupart des armées démocratiques sont encore plus strictes. Alors pourquoi ces tirs ? Peur panique ? Ordre ambigu ? Culture de l’impunité ? Les enquêtes internes israéliennes aboutissent rarement à des sanctions lourdes dans ce genre de cas.
Et c’est peut-être là que le bât bles : tant que les responsables ne sont pas jugés, chaque nouvelle vidéo renforce le sentiment d’injustice et alimente le cycle de la vengeance.
Et maintenant ?
L’armée israélienne dit examiner l’incident. On peut douter du résultat : sur les centaines de plaintes déposées ces dernières années pour usage excessif de la force, très peu débouchent sur des poursuites. Amnesty International et d’autres ONG parlent d’une « politique de tir pour tuer » dans certains cas.
Côté palestinien, on promet de porter l’affaire devant la Cour pénale internationale. Mais on sait aussi que cela prendra des années – si cela aboutit un jour.
En attendant, deux familles pleurent leurs morts. Deux jeunes hommes ne rentreront pas chez eux. Et la Cisjordanie continue de bouillir.
Parce qu’au fond, ces images ne sont pas qu’une vidéo de plus. Elles sont le reflet brutal d’un conflit qui n’en finit pas de s’enliser, où chaque camp se retranche derrière sa vérité et où la vie humaine semble parfois compter pour peu.
Et nous, de loin, on regarde, on commente, on oublie vite. Jusqu’à la prochaine vidéo.
(Article mis à jour le 27 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
