Il y a des matins où la banalité d’une tour de banlieue se brise en mille éclats.
Jeudi, peu après l’aube, dans une grande barre grise de Villetaneuse, un coup de feu a déchiré le silence. Une femme de 89 ans gît dans la chambre. Son mari de 82 ans, le fusil encore fumant, s’est tiré une balle dans la poitrine quelques instants plus tard. Il respirait encore quand les pompiers sont arrivés. Elle, non.
Avant de passer à l’acte, l’octogénaire avait composé le 18. D’une voix calme, il avait annoncé qu’il allait tuer sa femme puis mettre fin à ses jours. Les secours n’ont rien pu faire pour empêcher le drame.
Un « pacte » qui n’en était pas un
Dans le quartier, on parle d’un « crime de désespoir ». L’expression revient sans cesse. Elle est pratique : elle transforme un meurtre en tragédie romantique, presque acceptable. On imagine deux vieux amoureux qui ne supportent plus la souffrance et choisissent de partir ensemble. Sauf que, dans les faits, elle n’a rien choisi du tout.
Elle a reçu une décharge de chevrotine en plein thorax pendant son sommeil, ou presque. Lui a retourné l’arme contre lui, mais a « raté » son suicide. Le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour meurtre par conjoint. Point final.
« On ne peut pas parler de double suicide quand l’un des deux n’a pas eu son mot à dire. »
Une association spécialisée dans les violences faites aux femmes âgées
Les chiffres qu’on préfère oublier
On entend souvent que les féminicides concernent surtout les jeunes femmes. Grave erreur. Selon le ministère de l’Intérieur, en 2024, 22 % des féminicides ont été commis sur des femmes de plus de 70 ans. Une femme sur cinq tuée par son conjoint ou ex-conjoint avait plus de 70 ans. Et pourtant, ces affaires passent presque inaperçues.
Pourquoi ? Parce qu’on les range trop vite dans la case « drame de la vieillesse », « geste de compassion », « ils étaient fatigués de vivre ». Le vocabulaire est révélateur : on parle de « drame passionnel » quand l’auteur a 30 ans, et de « crime de désespoir » quand il en a 80. Le résultat est le même : une femme morte.
- En 2023, 147 féminicides officiellement recensés en France
- 32 victimes avaient plus de 70 ans
- Dans 28 cas sur 32, l’auteur était le conjoint ou l’ex-conjoint
- Seulement 9 affaires ont fait l’objet d’une couverture médiatique nationale
Ces chiffres font froid dans le dos. Et ils sont probablement sous-estimés : beaucoup de décès de personnes âgées sont classés « morts naturelles » ou « accidents domestiques » sans autopsie approfondie.
Quand l’amour devient prison
Dans les tours de Villetaneuse, les voisins décrivent un couple discret, marié depuis plus de soixante ans. « Ils ne sortaient presque plus. On les voyait parfois à la fenêtre. » Une voisine du 10e étage se souvient : « Elle était très diminuée ces derniers temps, il faisait tout pour elle. Il répétait qu’il ne pourrait pas vivre sans elle.
Ce genre de phrase, je l’ai entendue des dizaines de fois. Elle cache souvent une réalité bien plus sombre : une fusion toxique, une dépendance absolue, et parfois une emprise qui dure depuis des décennies.
Lui devient l’aidant exclusif. Il lave, cuisine, fait les courses, gère les médicaments. Petit à petit, il coupe les liens avec les enfants, les amis, les aides à domicile (« on n’a pas besoin d’étrangers chez nous »). Et quand la fatigue, la dépression ou la maladie d’Alzheimer s’en mêlent, l’aidant craque. Mais au lieu de demander de l’aide, il décide que « partir ensemble » est la seule solution.
« L’aidant qui tue n’est presque jamais un monstre. C’est souvent quelqu’un qui a tout donné jusqu’à l’épuisement absolu et qui ne voit plus d’autre issue. »
Psychologue spécialisée dans le burnout des aidants familiaux
Le tabou des violences conjugales chez les seniors
Une femme de 85 ans peut-elle être victime de violences conjugales ? La réponse est oui. Et pourtant, les associations le répètent : les plus de 65 ans sont les grandes oubliées des politiques publiques.
Les signes sont là, mais on ne veut pas les voir :
- Blessures inexpliquées (« elle est tombée »)
- Isolement social brutal
- Refus catégorique des aides extérieures
- Angoisse visible quand le conjoint est absent quelques minutes
- Dépression, perte d’appétit, idées suicidaires de la victime
Et quand le drame arrive, on s’étonne. « Ils formaient un couple si uni… » Oui, justement. L’union forcée, la dépendance totale, l’absence de sortie possible, c’est aussi une forme de violence.
Et si on parlait prévention ?
Ce qui me met le plus en colère dans ces affaires, c’est qu’elles étaient presque toujours évitables. Quelques mois plus tôt, un signalement, une visite d’une assistante sociale, un relais vers un service de répit aurait peut-être tout changé.
Mais on attend quoi, exactement ? Qu’il y ait un mort ?
Quelques pistes concrètes qui existent déjà mais sont sous-utilisées :
- Les plateformes d’écoute 3977 contre la maltraitance des personnes âgées (24h/24)
- Les services de répit pour aidants (accueil de jour, séjours temporaires)
- Les visites à domicile systématiques après 75 ans (proposition dans certaines communes)
- La formation des médecins généralistes au repérage des situations à risque
- Les groupes de parole pour aidants (ils sauvent des vies)
Et surtout : arrêter de romantiser la dépendance à deux. Aimer quelqu’un, ce n’est pas refuser l’aide extérieure. C’est parfois accepter de lâcher prise pour que l’autre continue à vivre dignement.
Après le drame : le choc des voisins
Dans la tour, l’ambiance est irréelle. Les habitants passent devant le ruban de police, tête basse. Une dame du 12e me confie : « On les croisait dans l’ascenseur. Ils ne disaient jamais bonjour, mais ils se tenaient la main. Je pensais que c’était mignon… »
Un autre voisin, la voix tremblante : « Hier encore, je l’ai aidé à porter ses courses. Il m’a dit « Merci mon gars, sans vous on serait perdus ». Je n’ai rien vu venir. »
C’est ça le pire. Personne ne voit jamais rien venir. Parce qu’on ne veut pas voir.
Et maintenant ?
L’homme est toujours hospitalisé dans un état critique. S’il survit, il sera mis en examen pour meurtre sur conjoint. À 82 ans, en maison d’arrêt ou en hôpital psychiatrique, la différence est mince.
Mais la vraie question reste : combien de drames similaires se préparent en ce moment même, derrière les rideaux tirés d’un appartement HLM ?
Je n’ai pas de réponse miracle. Juste l’intime conviction que tant qu’on continuera à parler de « crime de désespoir » plutôt que de féminicide, on passera à côté de l’essentiel : une femme a été tuée parce qu’elle était une femme, et que son mari a estimé avoir le droit de vie et de mort sur elle, même après soixante ans de mariage.
Ce n’est pas de l’amour. C’est de l’emprise. Et ça n’a pas d’âge.
Si vous êtes aidant et que vous vous sentez dépassé, parlez-en. Appelez le 3977. Demandez de l’aide. Il n’y a aucune honte à craquer. Il y en a une à laisser la situation pourrir jusqu’au point de non-retour.
Et si vous avez une maman, une grand-mère, une tante âgée qui ne voit plus personne… passez la voir. Posez des questions. Insistez doucement. Parfois, un café et une oreille attentive suffisent à éviter le pire.
Parce qu’un jour, il sera trop tard pour regretter de n’avoir rien vu.
