Il y a des chiffres qui vous prennent à la gorge. Cette année encore, on comptera probablement plus d’une centaine de femmes tuées parce qu’elles ont voulu partir, ou simplement parce qu’elles existaient à côté d’un homme qui ne supportait pas l’idée de les perdre. Et pourtant, tout le monde s’accorde à dire que jamais on n’a autant légiféré, formé, financé. Alors pourquoi ça ne baisse pas vraiment ?
J’ai lu le rapport remis il y a quelques jours au ministre de la Justice et, franchement, il tombe comme un pavé dans la mare. Deux hauts magistrats y expliquent noir sur blanc qu’on est peut-être passés à côté de l’essentiel : on traite encore trop souvent les violences conjugales comme des « disputes de couple » ou des « faits divers regrettables » plutôt que comme un système d’emprise mortel. Et là, les associations féministes, qui attendent ça depuis des années, applaudissent à deux mains.
Il est temps de changer de logiciel
Le cœur du problème, selon ce document de 46 pages, c’est le regard. On peut multiplier les lois, les bracelets antirapprochement, les téléphones grave danger (et Dieu sait qu’on l’a fait), si au fond, le juge, le policier, l’assistante sociale, le médecin, continuent de penser que « c’est compliqué les histoires de couple », on passera toujours à côté de la dangerosité réelle.
Les auteurs parlent carrément d’aborder ces violences « comme inscrites dans un système ». Traduction : arrêter de voir l’épisode violent comme un accident isolé et comprendre que l’emprise, la jalousie maladive, le contrôle, l’isolement font partie d’un tout qui peut tuer. C’est presque une révolution copernicienne pour certains tribunaux.
Une formation qui ne suffit plus
Depuis le Grenelle de 2019, on forme. Beaucoup. Des milliers d’heures. Mais les retours de terrain sont cruels : certains magistrats suivent la formation… et trois mois plus tard, ils classent encore une plainte parce que « madame est revenue vivre avec monsieur, donc tout va mieux ». Vraiment ?
Ce qui est intéressant dans le rapport, c’est qu’il ne se contente pas de pointer du doigt. Il propose des pistes concrètes, et certaines font déjà bondir dans les couloirs des palais de justice.
« Il ne s’agit plus seulement de former, mais de transformer la culture judiciaire elle-même. »
Les propositions qui secouent
Parmi les idées fortes, il y a celle-ci : systématiser l’audition des enfants dans les dossiers de violences conjugales. Parce que trop souvent, on les oublie. Pourtant, ils voient tout, entendent tout, et parfois, ils sont les seuls à pouvoir dire « papa fait peur quand il crie sur maman ».
- Création d’un référent « violences conjugales » dans chaque tribunal
- Obligation de motivation renforcée quand on refuse une ordonnance de protection
- Évaluation systématique du risque létal avec un outil standardisé (même si on sait que les grilles actuelles ont leurs limites)
- Partage d’informations entre services beaucoup plus fluide (et là, bon courage avec le secret médical et professionnel…)
- Formation initiale et continue repensée, avec des mises en situation réelles et du théâtre forum
Et puis il y a cette phrase qui résume tout : « Il faut cesser de penser la dangerosité en termes de passage à l’acte déjà commis. » En clair, arrêter d’attendre qu’il tape vraiment fort ou qu’il menace avec un couteau pour agir.
Les associations ne lâchent rien
Du côté des associations, on sent une forme d’espoir teinté de méfiance. L’espoir, parce que pour une fois, ce sont des magistrats eux-mêmes qui disent qu’il faut changer de paradigme. La méfiance, parce qu’on a déjà vu de beaux rapports dormir dans les tiroirs.
Elles insistent surtout sur un point : la révolution culturelle, ça ne concerne pas que les robes noires. C’est toute la société qui doit bouger. L’éducation, les médias, les entreprises, les familles. Comment expliquer qu’en 2025, on entende encore « elle l’a bien cherché » ou « pourquoi elle ne part pas » ?
« On ne pourra pas gagner cette bataille si on continue à penser que les violences conjugales, c’est une affaire privée. »
– Une responsable d’association nationale
Et les chiffres, dans tout ça ?
On nous dit souvent que la réponse pénale s’est durcie. Et c’est vrai. Plus de plaintes prises, plus de condamnations, plus de bracelets, plus d’ordonnances de protection. Mais les féminicides, eux, stagnent autour de 100-120 par an depuis plusieurs années. Comme si on courait plus vite pour rester sur place.
Le rapport le dit sans détour : on sauve peut-être plus de vies qu’avant (et c’est déjà énorme), mais on n’arrive pas à faire baisser le curseur de façon significative. Pourquoi ? Parce qu’on intervient souvent trop tard dans la spirale.
J’ai discuté récemment avec une avocate spécialisée. Elle me racontait cette audience où le juge avait refusé l’éloignement parce que « monsieur a un travail et des enfants, il ne peut pas tout perdre ». Deux mois plus tard, madame était morte. Ces histoires-là, on les entend trop souvent.
La société entière est concernée
Ce qui me frappe, c’est que le rapport ne parle pas que de justice. Il évoque aussi l’école, les séries télé, la publicité, le sport. Partout où on véhicule encore l’idée que l’homme doit « dominer » ou que la femme doit « tenir la famille à tout prix ».
Prenez les collèges. Combien de fois entend-on des garçons dire « si ma copine me quitte, je la tue » comme une blague ? Et personne ne réagit vraiment. C’est ça, la culture qu’il faut déconstruire. Dès le plus jeune âge.
Les associations proposent d’ailleurs d’aller plus loin : éducation à la vie affective et sexuelle obligatoire et de qualité, formation des profs, intervention en milieu scolaire par des associations spécialisées. Parce que prévenir, c’est aussi ça.
Un espoir fragile mais réel
Est-ce que ce rapport va enfin faire bouger les lignes ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il arrive à un moment où plus personne ne peut nier l’urgence. Les chiffres parlent, les familles endeuillées crient, les associations ne lâchent rien.
Ce qui serait terrible, ce serait qu’on se contente d’ajouter une loi de plus, un dispositif de plus, sans toucher au cœur du problème : notre façon collective de voir les relations hommes-femmes.
Parce qu’au fond, un féminicide, ce n’est pas qu’un homicide. C’est le bout d’une chaîne où la société entière a, à un moment ou un autre, fermé les yeux.
Alors oui, il faut une révolution culturelle. Chez les magistrats, bien sûr. Mais chez nous tous aussi. Et si on commençait dès aujourd’hui ?
(Article écrit après lecture du rapport et de nombreux échanges avec des actrices de terrain. Les prénoms et détails ont été modifiés quand nécessaire pour protéger les victimes et leurs proches.)
