Vous êtes déjà entré dans un stade quand tout à coup, sans prévenir, le virage explose dans un rideau de fumée rouge et blanche ? Moi oui, et croyez-moi, sur le moment, on oublie presque qu’il y a un match. C’est beau, c’est impressionnant, ça prend aux tripes. Et pourtant, c’est strictement interdit. Alors pourquoi, match après match, les supporters continuent d’allumer ces torches comme si de rien n’était ?
Cette question, je me la pose depuis des années. Surtout quand on voit les factures salées qui tombent ensuite : amendes à six chiffres, tribunes fermées, sursis qui pèsent comme une épée de Damoclès. Mais dans les travées populaires, visiblement, l’équation n’est pas la même.
Le fumigène, plus qu’un accessoire : un symbole d’appartenance
Pour comprendre, il faut descendre dans le virage. Pas en touriste avec le badge presse, non. Vraiment descendre, là où ça sent la bière, la sueur et parfois la poudre. Là où les gars se préparent des heures à l’avance, où chaque tifo est une œuvre collective, où l’on répète les chants comme des rituels sacrés.
Dans cet univers-là, le fumigène n’est pas qu’un effet spécial. C’est une marque d’identité. Un moyen de dire : « On est là, on existe, on fait partie de quelque chose de plus grand que nous. » Un supporter me l’a résumé un jour, entre deux gorgées de pastis : « Sans pyro, on est des spectateurs. Avec, on est des acteurs. »
« Le foot sans ambiance, c’est comme une paella sans sel. Tu peux la manger, mais ça n’a plus le même goût. »
– Un habitué du virage depuis plus de vingt ans
Une tradition qui traverse les générations
Remontons un peu le temps. Les premiers fumigènes dans les stades français, ce n’était pas hier. Ça date des années 80-90, quand les groupes ultras se structurent, s’inspirent de l’Italie, de l’Argentine, du Brésil. À l’époque, personne n’en faisait tout un plat. C’était folklore, couleur, chaleur. Puis les lois ont durci, les instances ont serré la vis, et ce qui était toléré est devenu répréhensible.
Mais les habitudes, elles, n’ont pas suivi le même chemin. Pire : plus on interdit, plus certains y voient un défi. C’est presque devenu un cercle vertueux… ou vicieux, selon le point de vue.
- Années 90 : le fumigène est un accessoire festif
- Années 2000 : premières interdictions claires
- Années 2010 : amendes qui grimpent en flèche
- Aujourd’hui : record d’engins saisis… et record d’utilisation
Le paradoxe des sanctions : plus on punit, plus on allume ?
J’ai souvent entendu cette théorie dans les cercles ultras : « Ils nous sanctionnent ? Très bien, on leur montre qu’on s’en fout. » C’est brutal, mais c’est sincère. Pour beaucoup, payer l’amende (ou plutôt faire payer le club) est devenu une sorte de taxe révolutionnaire. Une manière de dire que l’argent ne rachète pas la passion.
Résultat ? On assiste à un bras de fer permanent. D’un côté les instances qui multiplient les contrôles, les fouilles renforcées, les portiques, les chiens renifleurs de poudre. De l’autre, des supporters toujours plus ingénieux : fumigènes cachés dans les poussettes (véridique), dans les béquilles, dans les sandwichs, dans les faux ventres de femme enceinte… La créativité est sans limite.
Et franchement, parfois, on se demande qui gagne la bataille.
Le rôle des réseaux sociaux : l’effet vitrine
Ajoutons une couche : les réseaux sociaux ont tout changé. Avant, un beau craquage restait dans le stade ou sur quelques VHS échangées sous le manteau. Aujourd’hui, c’est filmé en 4K, partagé en direct, liké par des milliers de personnes en quelques minutes. Le fumigène est devenu contenu viral.
Et là, c’est le paradoxe ultime : les instances punissent, mais les images font le tour du monde et renforcent l’aura du groupe. « Regarde l’ambiance qu’on met, viens avec nous. » C’est un recrutement permanent.
Et la sécurité dans tout ça ? Le vrai débat qu’on évite
Évidemment, il y a l’argument sécurité. Et il n’est pas bidon. Un fumigène mal utilisé, ça peut brûler sévère. Ça peut déclencher des mouvements de foule. Ça peut poser problème aux joueurs, aux pompiers, aux asthmatiques dans les tribunes. Tout ça est réel.
Mais curieusement, dans les grands matchs, les incidents graves liés aux fumigènes restent rares. Beaucoup plus rares que ceux liés à l’alcool ou aux rivalités mal gérées. Est-ce que l’on exagère parfois le danger pour justifier la répression ? C’est une question que je pose, sans avoir de réponse définitive.
« On sait très bien faire la différence entre un craquage maîtrisé et une connerie. Le problème, c’est que les instances, elles, ne savent pas faire la différence. »
Des solutions existent… mais personne ne veut vraiment les entendre
En Allemagne, en Autriche, dans certains pays de l’Est, on a trouvé des compromis. Des zones dédiées, des fumigènes autorisés sous conditions strictes, encadrés par les groupes eux-mêmes. Résultat : moins de tensions, moins de sanctions, et toujours une ambiance de malade.
En France ? Le dialogue est quasi inexistant. On préfère la punition à la prévention, le bâton à la discussion. Et pendant ce temps, les supporters se radicalisent un peu plus à chaque amende.
Je ne dis pas qu’il faut tout autoriser. Loin de là. Mais peut-être qu’un peu de souplesse, un peu d’écoute, permettrait d’apaiser les choses. Parce que réprimer une passion, ça ne la fait pas disparaître. Ça la rend juste plus clandestine… et plus explosive.
Et demain ?
Tant qu’il y aura des virages populaires, il y aura des fumigènes. C’est une certitude. La question, c’est de savoir si on continuera à jouer au chat et à la souris pendant encore vingt ans, ou si un jour on acceptera enfin de regarder la réalité en face : l’ambiance fait partie du foot. Et ceux qui la créent ne sont pas des délinquants. Ce sont des passionnés.
Le jour où on comprendra ça, peut-être qu’on arrêtera de gaspiller autant d’énergie à se battre contre des torches… pour se concentrer sur l’essentiel : le spectacle sur le terrain et dans les tribunes.
En attendant, ce soir, quand les lumières s’éteindront et que l’hymne retentira, regardez bien le virage. Si une petite fumée commence à monter, souriez. Quelque part, le foot français est encore vivant.
(Article rédigé après de nombreuses discussions dans les travées du Vélodrome et des échanges avec des membres de différents groupes de supporters. Les prénoms ont été modifiés, mais les paroles, elles, sont authentiques.)
