Imaginez : vous travaillez depuis vingt ans dans la même usine, vous avez vu les fours rouges chauffer nuit et jour, vous avez cru aux promesses d’un repreneur qui jurait remettre tout ça sur les rails. Et un matin, on vous annonce que le propriétaire britannique a quasiment disparu avec la caisse, laissant derrière lui des dettes, des machines à l’arrêt et vos fiches de paie en suspens. C’est exactement ce qui arrive en ce moment à Hagondange, à Saint-Étienne ou à Dunkerque.
Ce n’est pas une énième histoire de désindustrialisation qu’on ressasse depuis quarante ans. Non. Cette fois, l’État a décidé de frapper du poing sur la table, et pas qu’en paroles.
Quand l’État passe à l’attaque judiciaire contre un fonds d’investissement
Il y a des phrases qu’on n’aurait jamais imaginé entendre dans la bouche d’un ministre français : « L’impunité, c’est terminé ». Pourtant, c’est bien ce qu’a déclaré le ministre délégué à l’Industrie avant de confirmer qu’il saisissait la justice, au civil et au pénal, contre le fonds britannique Greybull Capital.
Pourquoi un tel coup de tonnerre ? Parce que Greybull avait repris en 2024 un groupe sidérurgique spécialisé dans les aciers spéciaux (ex-Ascométal, rebaptisé Novasco) avec des engagements précis : injecter 90 millions d’euros, dont 15 millions en fonds propres. L’État, lui, mettait 85 millions sur la table. Tout le monde signe, tout le monde sourit devant les caméras.
Problème : un an et demi plus tard, Greybull n’a versé que 1,5 million d’euros. Oui, vous avez bien lu : 1,5 million sur 90 promis. Le reste ? Évanoui dans la nature londonienne, apparemment.
« Ils doivent aux salariés et au territoire 88,5 millions d’euros. Point. »
Le ministre délégué chargé de l’Industrie
Quatrième redressement judiciaire en dix ans : le symptôme d’un mal plus profond
Remettons un peu de contexte, parce qu’on ne va pas se mentir : cette entreprise traîne une réputation de boulet industriel depuis longtemps. Quatre procédures collectives depuis 2014, ça commence à faire beaucoup. Chaque fois le même scénario :
- Un repreneur arrive avec un beau PowerPoint
- L’État sort le chéquier pour « sauver l’outil industriel »
- Deux ans plus tard, on liquide ou on revend à la découpe
Mais cette fois, quelque chose a changé. L’exécutif semble avoir décidé que le temps de la complaisance était révolu. Et franchement, on était temps.
J’ai suivi pas mal de dossiers de ce genre ces dernières années. D’habitude, on négocie dans l’ombre, on signe des protocoles confidentiels, on accepte des plans sociaux light pour éviter le pire. Là ? Le ministre balance les chiffres, désigne nommément le fonds, et annonce des poursuites. C’est du jamais-vu, ou presque.
Lundi matin à Strasbourg : le jour où tout peut basculer
Ce lundi 17 novembre 2025, la chambre commerciale du tribunal de Strasbourg rend sa décision. Sur la table : deux offres de reprise partielle seulement.
La première vient d’Europlasma, un industriel français déjà connu pour d’autres dossiers… disons compliqués. La seconde réunit plusieurs investisseurs autour de Julien Baillon, patron de Métal Blanc, une PME ardennaise qui a plutôt bonne réputation.
Selon plusieurs sources présentes à l’audience à huis clos, l’offre Métal Blanc paraît plus solide, plus crédible. L’État la préfère « clairement ». Et les salariés aussi, semble-t-il.
Mais même dans le meilleur scénario, un seul site sur quatre serait repris – probablement celui de Leffrinckoucke près de Dunkerque. Les trois autres ? Direction la liquidation. Environ 500 emplois supprimés. C’est énorme.
Pourquoi Greybull est accusé de comportement « voyou »
Le terme est fort, mais il est assumé. Et pour cause.
- Engagement de 15 millions en fonds propres → 1,5 million versés
- Promesse d’un projet industriel à long terme → silence radio dès que l’argent public est tombé
- Disparition progressive des dirigeants du radar dès les premiers signaux de détresse
On a déjà vu des fonds opportunistes, des LBO agressifs, des dettes replâtrées. Mais là, on touche à un niveau rarement atteint : prendre l’argent public, ne quasiment rien mettre de sa poche, et laisser couler.
Ce qui rend l’affaire encore plus sensible, c’est que les aciers produits sont stratégiques : pièces pour l’automobile haut de gamme, l’aéronautique, l’énergie. Perdre cette capacité, c’est un peu plus de souveraineté industrielle qui s’envole.
L’État veut créer une jurisprudence
Ce n’est pas seulement une affaire Novasco. C’est un signal envoyé à tous les fonds, surtout étrangers, qui viendraient faire leur marché en France avec l’argent du contribuable.
Le message est clair : vous signez des engagements devant le ministre, devant les syndicats, devant les caméras ? Vous les tenez. Sinon, on vous poursuit. Et on ne parle pas seulement de rembourser les aides publiques (ce qui existe déjà), mais bien de responsabilité personnelle des dirigeants, au pénal s’il le faut.
Est-ce que ça va marcher ? Franchement, personne ne sait. Les fonds britanniques ont l’habitude de jouer sur plusieurs juridictions, de protéger leurs actifs derrière des montages opaques. Mais pour une fois, l’État semble prêt à aller au bout.
Et après ? Nationalisation, reconversion militaire… ou rien ?
Interrogé sur une éventuelle nationalisation temporaire, le ministre a été catégorique : non. Trop compliqué, trop cher, trop risqué.
Le plan B ? Contrôler d’abord le foncier pour éviter la revente à la découpe (on a vu trop d’usines devenir des zones commerciales ou des entrepôts Amazon). Ensuite, chercher des investisseurs sérieux, avec un vrai projet industriel.
Certains évoquent une piste militaire – les aciers spéciaux intéressent évidemment la défense. Mais là, on entre dans le domaine des hypothèses. Trop tôt, dit le ministre.
Un précédent qui pourrait faire école
Ce qui se passe avec Novasco n’est pas isolé. La semaine dernière, la Fonderie de Bretagne a déclenché un droit d’alerte économique. Son repreneur ? Europlasma – oui, le même qui postule aujourd’hui sur Novasco. Coïncidence ? Pas vraiment.
Un comité de suivi est prévu cette semaine. Et le ministre a déjà prévenu : les contrats signés devront être respectés. Sinon, même traitement.
On assiste peut-être à un tournant. Après des décennies où l’État jouait les pompiers de service en acceptant presque tout pour sauver quelques emplois, on passe à une posture plus offensive. Plus dure.
Est-ce que ça suffira à enrayer la désindustrialisation ? Probablement pas. Mais ça peut au moins décourager les prédateurs les plus cyniques.
Ce que ça dit de notre rapport à l’industrie
Derrière les chiffres et les procédures judiciaires, il y a des femmes et des hommes qui se lèvent à 4 heures du matin depuis des décennies. Des savoir-faire uniques. Des territoires entiers qui vivent – ou survivent – grâce à ces usines.
Quand un fonds étranger vient, promet la lune, touche des aides publiques massives et repart en laissant tout en ruine, c’est plus qu’une faillite d’entreprise. C’est une forme de violence sociale.
Et quand l’État décide enfin de dire stop, même si c’est tard, même si c’est imparfait, ça redonne un peu d’espoir. Pas beaucoup. Mais un peu.
Lundi matin, à Strasbourg, on saura si un site est sauvé ou si tout part en liquidation. Mais au-delà du verdict, c’est une bataille symbolique qui se joue.
La France est-elle encore prête à défendre son industrie, ou accepte-t-elle de devenir un simple terrain de jeu pour fonds opportunistes ?
Pour une fois, la réponse ne sera peut-être pas résignée.
(Article mis à jour après la décision du tribunal si nécessaire – à suivre)
